(photo © Anne-Marie Chapleau)

D’un jardin à l’autre…

AuteurAnne-Marie Chapleau | 25 janvier 2021

Tandis que je roule à vélo sur une piste qui serpente à travers bois le long d’une rivière, un air et des paroles montent en moi :

Le Seigneur Dieu prit l’être humain et l’établit dans le jardin d’Éden pour le cultiver et le garder (Gn 2,15).

Le récitatif chante en boucle dans ma tête, il se mêle à ma contemplation. Les paroles autrefois mises par écrit par des scribes s’impriment dans mon cœur qui devient ainsi « table de chair » (voir 2 Co 3,3).

J’ouvre deux livres à la fois, celui des Écritures, et celui de la Création. L’un me renvoie à l’autre! C’est une grâce que de réciter en pleine nature ; je me sens comme enveloppée par la beauté du Créateur. Je regarde des épinettes noires hisser leur cime étroite vers le ciel clair du matin. C’est beau! Elles murmurent dans le vent léger. Je les écoute me dire la fragilité du monde, le grand basculement qui le guette.

Je songe à ce million d’espèces qui risquent de disparaître dans les prochaines années si nous continuons à aller dans la même direction. Un million! Une foisonnante biodiversité est en train d’être engloutie par la sixième extinction de masse. La dernière avait eu lieu il y a soixante-six millions d’années, à l’époque des dinosaures. La nôtre est la première à avoir pour cause notre convoitise qui gruge de plus en plus rapidement la vie elle-même. D’autres mots du récitatif remplacent les premiers :

De tout arbre du jardin, manger tu mangeras.
Mais de l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais,
tu n’en mangeras pas!
Car du jour où tu en mangeras, mourir tu mourras. (Gn 2,16b-17)

Celle parole impose une limite, qui est en fait la place de l’autre.

Cependant, une autre voix, plus facile à entendre, susurre à nos oreilles :

Pas du tout, vous ne mourrez pas.
Mais Dieu sait que, du jour où vous en mangerez, vos yeux s’ouvriront!
Et vous serez, comme des dieux,
qui connaissent le bon et le mauvais (Gn 3,4b-5).

Répéter encore et encore ces mots m’en fait discerner les pièges et les mensonges. Oh, combien de fois ai-je cédé à l’illusion qu’en possédant telle ou telle chose ma vie ne serait plus jamais la même!

Tout avoir, tout posséder, nier les limites. Vouloir plus, toujours plus! Ça se passe à ma petite échelle à moi, mais aussi à nos échelles collectives, à l’échelle des multinationales tentaculaires qui étouffent le monde.

Elle prit de son fruit et elle mangea,
elle en donna aussi à son homme, et il mangea. (Gn 3,6b)

Enfin devenus des dieux? Mais non!

Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent
et ils connurent qu’ils étaient nus (Gn 3,7a)

Oh, si nos yeux pouvaient aussi s’ouvrir pour constater combien nos faims insatiables dévorent le monde. Nous précipitons des créatures dans la mort et empruntons ainsi nous-mêmes un chemin de mort. Celui-ci n’est pas la punition dont nous aurait menacés un Dieu sévère ; c’est plutôt le drame qu’il voulait prévenir en nous avertissant :

car [à partir] du jour où vous mangerez, mourir, vous mourrez (Gn 2,16).

Une grande tristesse m’envahit. La répétition du récitatif m’ouvre à la détresse de « sœur notre mère la terre » [1]. « Cette sœur crie en raison des dégâts que nous lui causons par l’utilisation irresponsable et par l’abus des biens que Dieu a déposés en elle » (Laudato Si’ 2). Je l’entends… Je vis sa douleur. Je voudrais la consoler. Mais que puis-je faire, moi si démunie devant l’ampleur du problème?

Une autre Parole encore émerge en moi. Elle répond au désastre de Genèse 3 en révélant le point d’aboutissement de toute la saga humaine pourtant si mal amorcée. Un autre jardin nous attend en fin de parcours, celui où l’arbre de vie, entre les deux bras d’un fleuve aux eaux vives, produit inlassablement des fruits de guérison :

Au milieu de la place, et de part et d’autre du fleuve,
un arbre de vie fructifiant douze fois, donne son fruit chaque mois.
Et les feuilles de l’arbre sont pour la guérison des nations. (Ap 22,2)

L’arbre de vie – la croix du Christ vainqueur de la mort – ancre en moi, au rythme des bouchées de souffle répétées [2], une espérance. Pas un espoir magique que Dieu viendra tout régler comme par magie. Non! Mais une espérance qui, consciente que la vie est un don, s’enfle de gratitude, une espérance qui, s’épanouissant en engagement, devient la « compagne de route » des chemins de guérison où je veux m’engager. Avec vous, peut-être?

Anne-Marie Chapleau est bibliste et récitante. Elle est professeure à Institut de formation théologique et pastorale de Chicoutimi.

[1] L’expression est de saint François d’Assise. Voir Loué sois-tu (Laudato Si’), par.1.
[2] Au sujet des bouchées de souffle, voir cet article.

Jousse

Récitatif biblique

L'Association canadienne du récitatif biblique propose une chronique mensuelle pour comprendre la discipline spirituelle qui rassemble ses membres. Axée sur la Parole et sur son effet sur l'ensemble de la personne, le récitatif biblique est une forme de méditation où tous les sens sont sollicités.