
(Jen Theodore / Unsplash)
Marcel Jousse : la boussole perdue ?
Guylain Prince | 10 mars 2025
Le monde anglophone se passionne de plus en plus pour le travail de Marcel Jousse, ce jésuite français qui a longuement travaillé la question des traditions orales. En particulier, il s’est passionné pour l’héritage culturel et familial de Jésus. Grâce aux travaux d’Edgard Sienaert et de Werner Kelber, les œuvres et les intuitions de Marcel Jousse deviennent de plus en plus connues internationalement [1]. Et c’est un heureux concours de circonstances qui fait que ce n’est que 100 ans après la publication de son premier mémoire [2] que le monde académique semble s’intéresser à lui. Les membres de l’Association canadienne du récitatif biblique avaient déjà découvert la perle précieuse et vivent depuis plus de 50 ans dans le sillon qu’il a creusé.
Je suis en train de terminer une thèse de doctorat, non pas sur Marcel Jousse directement, mais sur la transmission du savoir-faire dans la Galilée rurale du premier siècle. Et, comme « étude de cas », j’ai choisi de creuser en particulier le rapport didactique entre Jésus et ses disciples. Cette question a été abondamment discutée dans les études bibliques et exégétiques, mais peu l’ont fait en s’inspirant des intuitions de Marcel Jousse. Et on a eu tort. Profondément tort. C’est d’ailleurs tout le sens du dernier ouvrage cité (The Forgotten Compass) qui défend comme thèse que l’exégèse allemande et française du milieu du XXe siècle — alors toutes deux au sommet de leurs gloires — aurait dû s’intéresser davantage au jésuite solitaire. Beaucoup d’erreurs et d’errances auraient été évitées.
Par exemple, le découpage jusque dans les moindres détails des textes bibliques, en distinguant ce qu’on croyait être différentes « strates » ou « sources » ne tient plus la route. Car, une tradition orale, lorsqu’elle est vivante, agglutine des éléments qui viennent du passé et du présent. Si bien qu’une phrase stéréotypée ou une « formule » comme disait Jousse, peut avoir son origine dans une lointaine tradition, mais être reprise au présent. On ne peut pas seulement compter sur l’apparence d’antiquité pour dater une tradition ou une « strate » pré-évangélique. Seule une convergence d’éléments permet de se prononcer un peu plus solidement sur le sujet. Et Jousse mettait en garde les exégètes et les historiens qui ne prenaient pas en compte que les évangiles sont, d’abord et avant tout, des traditions orales. Comme toutes les « Écritures saintes » d’ailleurs qu’il convient plutôt de présenter comme des « traditions saintes » qui, à un certain moment de leur histoire, ont été mises par écrit. Pour Jousse et pour cette nouvelle génération de chercheurs qui s’y intéressent, c’est l’évidence. Et plus on en tiendra compte, et mieux on saura lire et interpréter les « Écritures ».
Ainsi, le Nouveau Testament, et les évangiles en particulier, doivent être constamment interprétés en tenant compte du contexte sémitique en filigrane. Et là-dessus, Jousse était intraitable et on aurait dû l’écouter. On ne comprend bien le grec du Nouveau Testament — ou le français ou l’anglais — que quand on le relie avec l’hébreu biblique ou l’araméen du premier siècle. Et Jousse fustigeait littéralement les spécialistes du grec classique, les exégètes ou les historiens qui n’avaient pour formation que les lettres grecques et latines quand ils se prononçaient sur le sens des évangiles. Leur perspective était faussée à la base, croyait-il. Aujourd’hui, seulement, on comprend qu’il n’avait pas tort d’insister.
Marcel Jousse, qui n’avait pas la formation des exégètes ou des historiens, insistait pour qu’on reprenne le travail sur d’autres bases, plus profondes, plus solides. Les siennes, des bases anthropologiques — sa spécialité —, mais aussi psycho-ethnologiques, lui permettaient d’ouvrir les Écritures avec une perspective vraiment originale. Pour lui, Jésus était un modèle d’être humain, et avant d’aborder le credo à son sujet (Seigneur, Fils de Dieu, etc.), il valait la peine de s’intéresser à l’homme, le fils de Marie, le Galiléen, etc. Alors là, seulement, les évangiles pouvaient libérer le trésor de foi que le maître voulait transmettre, par son enseignement et par son exemple.
Aujourd’hui, on réalise que l’on a sous-estimé la maîtrise que Jousse avait des langues anciennes, de leur fonctionnement et de leur génie propre. Quand il a reconnu dans le grec du Nouveau Testament des structures mentales et des formules de l’araméen, comme il ne présentait pas sa thèse selon le style et les attentes des milieux académiques de son temps, on l’a souvent considéré comme un amateur, un conservateur, ou, au mieux, un « original ». Certains ont compris la profondeur de sa perspective et qu’il fallait l’écouter, mais, en son temps, c’est globalement assez peu de chercheurs et de personnes influentes qui l’ont fait. Outre quelques coups d’éclat, on est obligé de constater qu’on ne l’a pas pris au sérieux parmi les exégètes et les historiens.
Heureusement, il n’est pas trop tard… Mais tout de même, que de temps perdu en des discussions et découpages à l’infini qui, comme l’avait prédit Jousse, sont désormais relégués aux oubliettes…
Premier responsable de la rédaction du site interBible.org, Guylain Prince est bibliste et membre de l’Ordre des Frères mineurs (Franciscains). Il est étudiant au doctorat en études bibliques à l’Université Laval (Québec).
[1] La dernière en lice : Werner H. Kelber and Bruce D. Chilton, The Forgotten Compass: Marcel Jousse and the Exploration of the Oral World (Eugene, Or. : Cascade Books, 2022).
[2] Marcel Jousse, « Étude de psychologie linguistique : le style oral rythmique et mnémonique chez les verbo-moteurs », Archives de philosophie 2, no. 4 (1924) 1-241.
