La vision du Christ. William Blake, 1805.
Plume et encre noire, lavis gris et aquarelle, sur traces de mine de plomb. The Morgan Library, New York (Wikipédia).

10. Dernières réflexions sur le livre de Job

Hervé TremblayHervé Tremblay | 30 décembre 2024

Connaître le livre de Job est une série d’articles où Hervé Tremblay nous introduit à un genre littéraire singulier et à une œuvre qui se démarque dans la grande bibliothèque qu’est la Bible.

Nous voici au terme de notre parcours d’exploration du livre de Job. Résumons-en les étapes :

  • L’introduction au livre de Job
  • Le prologue en prose (Jb 1–2)
  • Les dialogues (Jb 3–27)
  • Job dans les dialogues
  • Job dans les dialogues : les textes d’espérance
  • Les derniers chapitres des dialogues (Jb 28–31)
  • Élihu l’impertinent! (Jb 32–37)
  • Les discours de Dieu (Jb 38,1–42,6)
  • L’épilogue en prose (Jb 42,7-17).

Tout au long de ces étapes, nous avons commenté le texte du livre de Job et nous en avons montré les possibles lectures et interprétations. Nous avons pris soin de coller au texte biblique. Dans ces réflexions conclusives, nous voudrions « sortir » un peu du texte. C’est que le livre de Job a été lu et médité au long des siècles par une multitude de croyants. C’est ce que nous appelons la tradition ou, en termes plus exégétiques, la Wirkungsgeschichte, d’un mot allemand signifiant « l’histoire des effets ». En effet, quiconque lit le livre de Job en 2024, dans nos pays occidentaux et ailleurs, ne peut pas ne pas y apporter tout son être, sa culture et sa foi et les faire dialoguer avec le texte. Est-ce qu’on amène des problématiques différentes, voire contradictoires? Parfois, mais pas toujours. Il arrive qu’on « complète » le texte biblique par une doctrine ou une croyance qui a continué à évoluer au long des siècles. Si c’est tout à fait normal et légitime, il faut au moins en être conscient et ne pas mélanger les niveaux. À quelques reprises dans nos petites chroniques, nous avons fait allusion à la vie du texte biblique après ou au-delà du texte. Pour le livre de Job, ces effets venant d’une lecture du texte biblique pour un chrétien d’aujourd’hui pourraient être les suivants.

Le monothéisme et le diable

Depuis plusieurs siècles déjà, notre monde est marqué par ce qu’on appelle les trois grands monothéismes (judaïsme, christianisme, islam), à savoir trois grandes traditions religieuses confessant un seul Dieu. Mais il n’en a pas toujours été ainsi dans l’Israël ancien. Si on lit bien les textes préexiliques (avant l’exil à Babylone de 587 à 538 avant notre ère), on peut constater – voire être surpris de constater – que l’existence d’autres divinités n’est pas niée mais supposée. Pour l’Israël ancien, on parle d’une monolâtrie, c’est-à-dire une religion nationale dans laquelle on n’adore qu’un seul dieu (YHWH) tout en admettant l’existence d’autres divinités (voir Jg 11,24 ; Mi 4,5). On peut lire, par exemple, les conflits du prophète Élie avec Baal (voir 2 R 17) ou la diatribe du prophète Osée. On sent bien que Baal est considéré comme menaçant justement parce que son existence n’est pas mise en doute. Le monothéisme strict est venu vers la fin de l’exil. On peut le voir dans le Deuxième Isaïe (Is 40–55) dans des déclarations comme Is 45,1.5.6.14.18.21.22 (vers 540). Certains pensent que le monothéisme se trouve déjà dans le livre du Deutéronome, quelques décennies avant le Deuxième Isaïe (vers 620).

Cette question touche le livre de Job en ce sens que le monothéisme pose la question du mal en des termes nouveaux. Dans les systèmes polythéistes anciens, il y avait des divinités bonnes et des divinités mauvaises, ce qui expliquait bien le monde et la nature dans leur complexité, voire dans leurs caprices. Dans ce cadre, le mal s’explique aisément comme une action d’une divinité mauvaise. Cette question devient plus complexe dans un cadre monothéiste. S’il n’y a qu’un seul Dieu (et que ce Dieu est bon), comment expliquer le mal, surtout dans un cadre préscientifique où l’on croyait que tout ce qui arrivait était causé directement par les divinités?

Il semble bien que l’auteur ou les auteurs du livre de Job ai(en)t « coupé la poire en deux ».

  • Les parties en prose semblent relever de la monolâtrie (Jb 1–2). En effet, le satan (avec l’article défini et une minuscule) n’y est pas encore notre Satan (sans l’article et avec une majuscule), le diable. Plusieurs traducteurs et commentateurs les ont identifiés, mais ce n’est pas une lecture correcte, c’est une influence (indue) d’une vision moderne sur un texte ancien. Le satan du prologue est présenté dans le livre comme un être céleste parmi d’autres membres de la cour divine. On semble avoir ici un panthéon ancien dans lequel les nombreuses divinités sont hiérarchisées.
  • Le corps central du livre de Job, essentiellement les dialogues et les discours d’Élihu et de Dieu, sont clairement monothéistes. On se souviendra de la datation de ces parties que nous avons proposée, autour de 450 / 400, c’est-à-dire après les premières manifestations de la foi monothéiste dans le Deuxième Isaïe.

On sent bien ici que cette nouveauté, le monothéisme, pose la question du mal et de la souffrance injustifiée sur des bases nouvelles qui peinent encore à s’exprimer. Le livre de Job ne pouvait pas aller plus loin en son temps. Ce qui est écrit ne peut pas changer. C’est l’interprétation qui complète s’il le faut.

Les croyants d’aujourd’hui se situent clairement en contexte monothéiste. Le christianisme a tenté certaines explications du problème du mal grâce au diable ou au péché originel. Mais on peut penser que ces doctrines ne fournissent pas vraiment de réponse à cette question difficile. En ce sens, le croyant d’aujourd’hui peut se sentir comme Job après les discours de Dieu, devant un mystère qu’il ne peut pas expliquer.

L’au-delà ou l’eschatologie

Tout au long de notre lecture du livre de Job, nous avons noté que les auteurs avaient écrit à une époque où on ne croyait pas encore dans une vie dans l’au-delà où justice serait rendue. En effet, jusqu’à la fin de l’époque vétérotestamentaire, les textes bibliques parlent du shéol, le séjour des morts. L’enseignement biblique n’est pas toujours cohérent sur cette question.

  • Le shéol est sous la terre (Ex 20,4 ; Is 14,9 ; Jb 11,8 ; Ps 63,10). On parle de « descendre » au séjour des morts (Gn 37,35 ; Nb 16,30-33 ; 1 S 2,6 ; Ps 89,49) et personne ne peut y remonter (Jb 7,9 ; 10,21 ; 14,12).  La plupart des religions anciennes croyaient que le séjour des morts était dans les profondeurs de la terre, d’où le nom latin de inferos qui fait penser à « inférieur » et qui a donné notre mot « enfer ». À titre d’exemple de la persistance de cette croyance, on peut noter que dans certaines cultures anciennes, les croyants qui entraient dans une église jetaient de l’eau bénite par terre avant de se signer, honorant du coup les défunts qui s’y trouvaient. Dans certains pays d’Afrique, les premières gouttes de bière (mais pas trop!) étaient aussi jetées par terre, pour les ancêtres.
  • Tout le monde est égal au shéol (1 S 28,19 ; Am 9,2 ; Ps 139,8 ; Is 7,11 ; 14,15 ; 38,18). Comme je dis souvent à la blague, au shéol, mère Teresa prend le thé avec Adolf Hitler. Il n’y a pas de justice au shéol, tout le monde est égal. D’où l’extrême importance que justice se fasse sur terre avant d’aller dans ce lieu inintéressant. Si on croit dans un Dieu juste, cela est absolument nécessaire. On comprend, du coup, les incessantes discussions et remises en question du principe de rétribution.
  • Il n’y a pas de vie au shéol. Les textes ne sont pas toujours clairs. Certains disent que Dieu est au shéol (Am 9,2 ; Is 7,11 ; Ps 135,6 ; 139,8-9 ; Pr 15,11), d’autres disent qu’il n’y est pas (Is 38,18 ; Ps 6,6). Pour prendre un exemple que les Canadiens comprendront bien, les esprits des défunts sont comme des poissons sous la glace : ils ne sont pas morts, mais ils ne sont guère en vie. Les ténèbres y règnent (Jb 10,21-22 ; 7,13 ; 38,17 ; Ps 88,7.13 ; 143,3) et les défunts y mènent une vie au ralenti (Qo 9,10) sans plaisir (Si 14,11-17), privé de force et de vie (Is 14,10).
  • Il semble bien qu’au tournant de notre ère, on commençait à croire qu’il y avait une distinction entre les bons et les méchants (voir Si 21,10 ; Is 24,22 ; Lc 16,22-23 et le livre d’Hénoch).

Les premiers textes parlant d’une vie dans l’au-delà datent de la crise maccabéenne (vers 165 avant notre ère). On y parle de résurrection des corps (2 M 7,9.14 ; 12,43-44 ; 14,46). Mais la première expression de cette croyance peut nous sembler un peu bête : puisque les martyrs ont donné leur corps dans d’horribles souffrances, ils vont le récupérer. Évidemment, la croyance va s’affiner et prendre une forme plus mature, mais elle restera toujours difficile à concevoir et à expliquer (voir par exemple les efforts de saint Paul dans 1 Co 15).

L’autre expression de la vie dans l’au-delà semble être ce que nous appelons l’immortalité de l’âme. On pense surtout au livre de la Sagesse de Salomon (Sg 1–6), le plus récent du canon vétérotestamentaire (vers 50 avant notre ère). Des études ont montré que ce n’est pas exactement ce qu’enseigne le livre, mais bien plutôt une vie éternelle de l’âme des justes seulement, don de Dieu, alors que les méchants ne recevront pas cette vie et, semble-t-il, disparaitront. Comme pour la résurrection, cette croyance va aussi changer et s’adapter jusqu’à aujourd’hui, influencée – pour le meilleur ou pour le pire – par la philosophie grecque.

Au moment de sa mise par écrit (450 / 400), le livre de Job se situe donc dans un entre-deux inconfortable. D’un côté, le monothéisme semble admis, mais, d’un autre côté, la croyance au shéol s’impose encore. Cela explique sans doute l’état « incomplet » du livre au point de vue de l’eschatologie. Cela explique aussi peut-être, comme nous l’avons supposé, l’épilogue en prose (Jb 42,7-17) qui « gâche tout » en imposant de nouveau le modèle du principe de rétribution qui a été mis en doute tout au long du livre. C’est que, à l’époque, les options manquaient. Ici encore, l’évolution des croyances doit compléter en quelque sorte le livre par l’analogie de la foi, qui est ce regard d’ensemble venant de toute la Bible et de la Tradition.

Une remarque conclusive sur cette question de l’au-delà. Quiconque a rencontré les croyants en deuil aujourd’hui a peut-être été surpris de l’absence totale de référence à la résurrection. Alors que les textes bibliques (surtout du le Nouveau Testament) et liturgiques en parlent constamment, ces personnes n’en parlent jamais. Est-ce le signe que cette croyance est difficile à intégrer ou qu’elle ne l’a jamais vraiment été? En revanche, nos contemporains croient que leur cher défunt est avec le Seigneur et qu’il est heureux avec ceux et celles qu’il a connus et aimés. Il ne nous appartient pas de commenter cette question au-delà de la référence au livre de Job, mais il reste que c’est bien intrigant.

Le principe de rétribution

Il a reçu de nouveaux noms comme karma ou justice immanente, mais il s’agit bien du même vieux principe de rétribution qui ne veut pas mourir! Les humains de tous les temps ont cru qu’il y avait un lien de causalité entre leurs actions morales et ce qui leur arrive dans la vie.  On a vu que, dans le livre de Job, personne n’en est exempt :

  • Pas les amis de Job qui s’en réclament constamment ;
  • Pas Job non plus qui en fait la base de son exigence de justification ;
  • Pas Élihu non plus qui le revendique haut et fort.

Seul Dieu, dans ses discours, le désamorce et le met en pièces en posant sa toute-puissance créatrice et sa liberté. Rappelons que ce principe fait de Dieu davantage une machine distributrice qu’un partenaire personnel dans une relation libre. Aussi, vu la dureté et la brièveté de la vie dans le monde ancien, ce principe fait aussi de Dieu davantage un bourreau malicieux qu’un être aimant. Le principe de rétribution habillé de nouveaux noms reste donc la même vieille idée emprisonnante. Il faut lutter contre lui et le dénoncer car il n’honore pas le Dieu de la révélation judéo-chrétienne et ne sert pas les humains.

En christianisme, la vie humaine est bien davantage la rencontre entre un appel divin et une liberté humaine. Dieu appelle ses enfants à vivre l’évangile et les aide à y progresser, mais rien n’enlève la liberté humaine de dire oui ou non. Rien n’est écrit, rien ne « devait arriver ». Les choses arrivent, point, souvent en conséquence de nos choix dans le cadre de l’autonomie du créé. La grandeur du projet divin fait tout concourir pour l’accomplissement de son projet de façon mystérieuse. Le vieux principe de rétribution est mort et enterré! Qu’il repose en paix et surtout qu’il ne ressuscite pas!

Lecture chrétienne du livre de Job

La (re)lecture chrétienne du livre de Job a trouvé amplement à se mettre sous la dent. Cependant, on peut s’interroger sur la façon dont cela a été fait et certaines lectures laissent une drôle d’impression, comme le rapprochement de Job avec le serviteur souffrant d’Isaïe 53. Certes, le thème de la souffrance fait penser au mystère de la croix de Jésus Christ, mais l’application du livre de Job à ce mystère n’est pas évidente. En effet, selon l’enseignement de la foi chrétienne, Jésus Christ a souffert volontairement et par amour pour le salut ou le rachat de l’humanité. Quel sens auraient eu les souffrances de Job? Job ne les a jamais acceptées ou assumées par amour ou dans le but de sauver qui que ce soit. Qu’on se le dise franchement, le seul point commun entre Jésus Christ et Job, c’est la souffrance comme telle, mais tout le reste est différent. Si la lecture ou relecture chrétienne d’un livre de l’Ancien Testament garde toute sa légitimité, il faut donc rester prudent et ne pas faire trop rapidement de Job une figure de Jésus Christ.

Là où la souffrance de Job pourrait rejoindre celle de Jésus Christ, c’est peut-être au niveau de la recherche de sens. Évidemment, Job n’a pas offert ses souffrances pour d’autres, mais il n’a jamais cessé d’en rechercher le sens et de crier vers Dieu. Pourquoi est-ce que je souffre? Mes souffrances ont-elles ou peuvent-elles avoir un sens plus profond? Mes souffrances viennent-elles directement de Dieu? C’est peut-être ici que les le livre de Job peut rencontrer les évangiles.

Conclusion

En élargissant le contexte de lecture du livre de Job, est-ce que nous en limitons la portée et l’enseignement? Il ne nous semble pas, au contraire. Puisque l’écrit tue et que le texte reste à jamais figé, il faut reconnaître que les idées exprimées dans le livre de Job ont effectivement évolué. Si l’auteur a été le plus loin qu’il pouvait dans son livre, il y a des limites qu’il n’a quand même pas pu franchir. Notre lecture et notre compréhension du livre de Job ne saurait s’arrêter au moment historique de sa composition mais elle postule au contraire la suite logique et normale des idées. C’est ce que nous avons tenté de faire ici de manière un peu personnelle et franchement catholique et que chacun pourra faire aussi pour son propre compte.

Hervé Tremblay est professeur au Collège universitaire dominicain (Ottawa).

Comprendre la Bible

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Vous éprouvez des difficultés dans votre lecture des Écritures? Le sens de certains mots vous échappent? Cette section répond à des questions que nous posent les internautes. Cette chronique vise une meilleure compréhension de la Bible en tenant compte de ses dimensions culturelle et historique.