Crucifixions. Icônes écrites par Luc Castonguay (images reproduites avec autorisation).

Les sixième et septième paroles de Jésus en croix

Luc CastonguayLuc Castonguay | 2 juin 2025

Nous terminons avec cet article la série qui porte sur une réflexion iconographique et théologique des dernières paroles de Jésus en croix. Chacune d’elles se veut le reflet d’un état d’âme très particulier, car ce sont des paroles de pardon, de compassion, de déréliction, de soumission et/ou de réunion. Le texte de ces articles et les icônes qui y sont représentées sont un résumé du mémoire de maîtrise « Écriture iconographique et lecture théologique des sept dernières paroles du Christ en croix » présenté par Luc Castonguay à la faculté de théologie de l’Université Laval. Ces icônes reprennent chacune des sept paroles en les interprétant, en les symbolisant, en les transfigurant.

Il est bon de rappeler que si les textes de chacun des quatre évangiles qui rapportent les derniers moments de Jésus ne s’accordent pas mot pour mot, c’est qu’ils ne sont pas des récits purement historiques au sens plein, mais qu’il faut plutôt les lire et les comprendre comme des professions de foi de leurs auteurs en Jésus Christ. Ce qui compose leur leitmotiv et le fil qui les réunit, c’est le message messianique qu’ils professent et qui est le geste d’amour incommensurable de Jésus sur la croix.

Aussi, nous avons tous expérimenté le fait qu’à sa lecture, un texte stimule l’imagination. L’iconographe, avec l’aide de ses codes scripturaux (couleurs, lignes, compositions, canons, symboles et autres) ne fait que retranscrire sur la planche sa réflexion, son émotion, sa foi et son espérance suscitées ou éveillées par ses lectures.

Nous terminerons cette réflexion sur la relation entre l’iconographie et l’exégèse en citant François Boespflug, docteur en théologie et en histoire des religions, qui note que « imageet parole pourraient être, ou devraient être, la sauvegarde l’une de l’autre. Cette intuition qui est au seuil du décret de Nicée II est d’une grande actualité. Elle répond par avance à une attente profonde de notre temps : que les images transmettent l’essentiel, qu’elles soient dites, montrées et commentées [1] ».

Rappelons-nous enfin que l’iconographie n’est pas un art comme les autres ; elle fait d’abord appel à la technique et à la tradition plus qu’à l’inspiration et l’intuition comme le font beaucoup d’autres maîtrises artistiques. Aussi parce que l’icône est liée à la Sainte Écriture et qu’elle en est une relecture, elle oblige le respect de la Tradition. Cet art sacré, qui au début n’était pratiqué que par des moines, a traversé les siècles pour arriver jusqu’à nous pratiquement inchangé dans sa technique et sa représentation, sans être manié par les grands courants artistiques qui ont marqué l’histoire de l’art.

6. Parole de soumission

« Tout est accompli. » (Jn 19,30) Jésus, voyant sa mission achevée et sa fin imminente, s’abandonne en toute confiance et sérénité.

Cette parole est une énigme, donc elle reste ouverte à diverses compréhensions. Trois possibilités d’interprétation s’offrent à nous. Jésus se référait-il à la fin de sa vie physique, à sa mission ou encore au salut ? Le père Thomas Rosica souligne qu’il faut prendre en considération que « Jean utilise les mots à double sens. Le mot « terminé » renvoie à la fin physique et temporelle de la vie de Jésus. Mais cela indique aussi l’accomplissement plénier de la mission qui lui avait été confiée par le Père [2] ».

Aussi la tradition chrétienne a associé presque chaque moment de la Passion de Jésus à des prophéties du Premier Testament. Selon Pierre Mourlon Beernaert, l’explication en pourrait être que « les premiers chrétiens ont pu chercher, toujours plus profondément, à interpréter et éclairer les événements surprenants et inattendus de la Passion et de la Résurrection de leur Maître et Seigneur. Quand ils se sont demandé comment resituer la mort en croix dans les desseins de Dieu, il fut évident pour eux qu’il fallait rechercher dans toutes les Écritures ce qui pouvait (et peut sans cesse) en éclairer le sens et la portée [3] ». La grâce du salut qui fut donnée par le sang de Jésus est totale et universelle ; tout a été accompli.

J'ai soif © Luc Castonguay

(icône © Luc Castonguay).

Essayons maintenant de faire l’interprétation de l’icône de la sixième parole de Jésus en croix en nous servant de ces jalons théologiques. Nous voyons d’abord que la croix est au centre de l’icône, car elle en est le cœur et Jésus y est représenté plus grand que les témoins de la scène qui y sont peints.Sa tête est penchée sur son épaule d’une manière gracieuse et digne.Les muscles détendus de son visage adoucissent ses traits et cette quiétude semble annihiler sa douleur. Son expression évoque plutôt le sommeil que la mort. « Dès les temps les plus reculés, l’Église se plaît à unir l’idée de triomphe à l’idée de la croix. […] Cette idée du triomphe, chère aux poètes chrétiens, inspira les artistes des origines chrétiennes et du Moyen-Âge [4]. »

Le soldat armé d’une hast qui « lui perça le côté » (Jean 19,37) se tient à droite. Deux angelots sont peints sous les côtés transversaux de la croix. Celui de gauche recueille dans une coupe un précieux liquide. Celui de droite s’incline avec déférence. Ils viennent ici plutôt supporter leur Seigneur que pleurer sur son malheur au moment du triomphe prédit par les Écritures et enfin accompli.

Dans cette mise en scène, côté gauche, on identifie facilement Marie Madeleine par la couleur de son manteau [5]. Ce rouge vif, dans lequel on la représente, « est image d’ardeur et de beauté, de force impulsive […] d’Éros libre et triomphant [6] ». Son visage est tourné vers celui qu’elle a tant aimé.

La mère de Jésus se tient en premier plan et son manteau pourpre est toujours décoré des étoiles de sa virginité. Certainement transpercée de douleurs, elle semble pourtant se maîtriser devant l’évènement qui lui fut prophétisé par Syméon lors de la présentation de son fils au temple (Luc 2,35). Et en arrière-scène, Jérusalem, la ville qui a fermé ses portes devant Jésus à sa mort.

Il faut bien en conclure que pour Jésus, tout est accompli, que tout est derrière lui : son sang versé est le signe de la Nouvelle Alliance par laquelle le salut des hommes est assuré. Cette parole est vraiment une déclaration de triomphe, d’espérance et non de reddition.

J'ai soif © Luc Castonguay

(icône © Luc Castonguay).

7. Parole de confiance

« Père je remets mon âme entre tes mains. » (Luc 23,46) Juste avant de mourir, dans un dernier cri, Jésus se recommande à son Père.

La septième parole de Jésus en croix est interprétée par les exégètes et biblistes comme une parole de réunion. Sans équivoque, Jésus crie vers son Père sa confiance et meurt sans crainte : « Celui qui est injustement persécuté remet sa vie à la puissance divine, à l’amour du Père [7]. » Il termine sa vie par une prière dite en un grand cri : « entre tes mains je remets mon esprit » (Psaume 31,6).

Le Jésus de l’évangile selon Luc emploie le vocable « Père » depuis sa première parole (2,49) jusqu’à sa dernière (23,46) annotée dans son récit. Il donne sa vie à dessein. « Je donne ma vie pour la reprendre. On ne me l’ôte pas ; je la donne de moi-même. J’ai le pouvoir de la donner et le pouvoir de la reprendre ; tel est l’ordre que j’ai reçu de mon Père. » (Jean 10,18) Il remet tout ce qu’il a, sa vie, son esprit, son âme. « Les mains du Père sont faites pour secourir ses enfants : elles sont tendres et fortes ; pour recevoir leur dépôt : elles sont fidèles ; et pour mettre hors d’atteinte : elles sont sûres [8]. » C’est entre les mains divines et non entre celles de ses bourreaux que Jésus s’en remet.

Nous pouvons prétendre, en méditant ces diverses réflexions théologiques sur la toute dernière parole de Jésus, que « la croix reste plus un mystère de lumière qu’un mystère de souffrance [9] ». Sa mort peut donc être interprétée comme un endormissement dans une atmosphère de sérénité et de paix avec la promesse de réveil dans le Paradis du Père.

L’icône que nous avons choisi d’écrire pour représenter son ultime parole est traditionnellement appelée la Déposition de la Croix. Ce terme« déposition » a plusieurs sens dont un qui lui sied très bien ici : c’est-à-dire de faire témoignage.

Le climat du texte (Luc 24,44-45) est sombre et symboliquement la bordure extérieure de l’icône, qui représente toujours l’humanité est peinte d’une couleur sombre. Mais notons que la couleur verte est celle de l’espérance et de régénération ; elle est messagère de temps nouveaux.

On pourrait aussi mettre en corrélation les sept dernières paroles, les sept personnages présents à sa déposition de la croix et les sept jours de la création. Sept, par sa symbolique mystique, est le chiffre parfait. Indivisible, il complète. « Sept comporte cependant une anxiété par le fait qu’il indique le passage du connu à l’inconnu : un cycle s’est accompli, quel sera le suivant [10] ? » Voilà le climat de la situation racontée par Luc qui est réécrite sur l’icône et c’est aussi la question que tous se posent face à cette mort.

Le corps de Jésus, par sa position et sa taille, devient le point de fuite de la composition selon la perspective inversée pratiquée en iconographie traditionnelle. Il se détache des autres comme pour sortir du tableau et venir vers l’observateur. Les sept personnages placés autour de lui (Marie sa mère, Marie-Madeleine, deux saintes femmes, l’apôtre Jean, Nicodème et Joseph d’Arimathie) sont tous dans une position incurvée faisant ainsi acte de respect : ils sont affairés à donner à Jésus une sépulture décente.

De sa mère, la Vierge Marie, émane une résignation et une dignité. Debout, bien droite, elle est représentée sur un trône doré, ce qui marque son importance par rapport aux autres. Marie de Magdala est la seule femme du groupe dont les cheveux sont visibles sous son voile. Appuyé sur l’échelle derrière Jésus, Nicodème soutient le corps comme pour le déposer dans les bras de sa mère. Il est venu porter main forte à Joseph d’Arimathie pour descendre Jésus de sa croix (Jean 19,39). On le représente âgé pour symboliser sa notabilité (Jean 3,1). Au pied de Jésus, Jean et Joseph d’Arimathie s’occupent à enlever les clous qui le retiennent encore à la croix. L’icône montre bien que Jésus est passé dans un autre monde pour rejoindre son Père corps et âme.

Pour conclure, disons qu’avec ces cinq articles portant sur les dernières paroles de Jésus en croix, nous avons essayé de démontrer comment l’icône aide à faire le témoignage du message évangélique qu’elle véhicule dans l’enseignement et les croyances des diverses Églises chrétiennes, tout en respectant aussi sa tradition originale vieille de plusieurs siècles. L’icône peut encore nous parler dans notre vie, notre monde moderne et notre foi chrétienne. Il ne faut pas oublier que par son caractère œcuménique, l’icône remplit diverses missions, car elle est un art théologique, eschatologique, ecclésial, canonique, historique, sacré, mystique, ascétique et pédagogique, donc par-là même, pastoral ou  catéchisant [11]. Lieu propice à la prière et à la méditation, elle participe depuis le début du christianisme à la compréhension et à la diffusion des mystères de la foi chrétienne et ce dans toute la chrétienté.

Luc Castonguay est iconographe et détenteur d’une maîtrise en théologie de l’Université Laval (Québec).

[1] Boespflug, François, Le décret de Nicée II sur les icônes et la théologie française contemporaine, dans Lumière et Théophanie L’icône, Connaissance des Religions, décembre 1999 (H.S.), p.14.
[2] T. Rosica, Les sept dernières paroles du Christ, Montréal, Novalis, 2017, p. 60.
[3] Pierre Mourlon Beernaert, Se situer face à la croix, Bruxelles, Lumen Vitae (coll. Connaître la Bible 31), p. 34.  
[4] P. Saurat, Le crucifix dans l’art, Paris, Pierre Téqui, 2001, p. 59-60.
[5] Dans la plupart des icônes byzantines, Marie de Magdala est représentée portant un maforion rouge vif. Ce mot grecque signifie un manteau qui couvrait le corps et comme un voile recouvrait aussi la tête. Sur certaines icônes, et uniquement pour elle, on fait voir sa chevelure dépassant parfois ce voile. Ce fait associe Marie à la pécheresse de Lc 7, 37-38 qui essuya les pieds de Jésus avec sa chevelure. Marie Madeleine a souvent été associé à cette femme dans des commentaires évangéliques au cours des siècles.
[6] J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Lafont, 2008, p. 832.
[7] Aloïs Stroger, L’évangile selon saint Luc, Tome III, Paris, Desclée, p. 159.
[8] C. Journet, Les sept paroles du Christ en croix, Paris, du Seuil, 1952, p. 164.
[9] C. Journet, Les sept paroles…, p. 180.
[10] J. Chevalier, A. Gheerbrant, Dictionnaire…, p.861.
[11] S. Bigham, L’icône dans la tradition orthodoxe, Paris/Montréal, Médiaspaul, 1995, p. 33-59.

rosette

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