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Jésus est-il blanc ? Quand une chanson congolaise bouleverse la foi héritée
Benoit Désiré Toum| 22 septembre 2025
Et si Dieu ne nous ressemblait pas ? C’est la question brûlante posée en 1972 dans une chanson populaire du Zaïre [1] : Nakomitunaka [2] — Je me demande — composée par Verckys Kiamuangana, puis reprise par sa fille, Ancy Kiamuangana. Plus qu’un simple titre musical, c’est une interpellation théologique, un cri du cœur, une protestation spirituelle.
Dans un pays en pleine effervescence culturelle postcoloniale, cette chanson met le doigt sur un tabou : pourquoi, dans les églises africaines, les figures religieuses sont-elles toujours blanches ? Pourquoi le Christ, les anges, Adam, Ève, tous les saints… seraient-ils blancs ? Et pourquoi le diable est-il souvent représenté noir ?
Une foi transmise sous domination
Pour beaucoup d’Africains, le christianisme est arrivé accompagné de la colonisation. La foi n’a pas été simplement prêchée : elle a été imposée. Avec elle sont venues des images, des dogmes, des statues — tous marqués par une vision européenne du divin. Nakomitunaka vient réveiller cette mémoire enfouie : celle d’un peuple priant un Dieu qui ne lui ressemble pas, dans une langue étrangère, avec des symboles venus d’ailleurs.
Mais attention : cette chanson n’est pas une rébellion contre Dieu. C’est, au contraire, un dialogue direct avec Lui. Une remise en question, sincère et profonde, d’une foi déformée par l’histoire. « Pourquoi Seigneur ? », demande la voix. Pourquoi tout ce qui est saint est blanc ? Pourquoi tout ce qui est noir est suspect ? Où est notre place, nous, Noirs, dans ton histoire ?
Une théologie née du peuple
Ce que propose Nakomitunaka, c’est une théologie populaire. Pas une théorie de livres savants, mais une lecture de la foi née du bas, de la rue, du vécu, du corps. Une théologie ancrée dans les blessures du colonialisme, mais habitée par l’espérance.
C’est ce qu’on appelle aujourd’hui une lecture postcoloniale de la Bible. Elle refuse que seuls les centres de pouvoir — Rome, Paris, Bruxelles — dictent ce que Dieu dit. Elle affirme que le peuple africain a aussi son mot à dire, qu’il peut relire les textes à partir de sa propre histoire, de ses souffrances, de ses chants.
Nakomitunaka n’est pas une colère vide. C’est une lecture critique de la foi chrétienne. Une invitation à reconnaître que les représentations religieuses ont participé à l’intériorisation d’une hiérarchie raciale. Et que l’heure est venue de repenser Dieu autrement.
Et l’Afrique dans la Bible ?
La chanson pousse plus loin encore : elle interroge l’oubli volontaire de l’Afrique dans les récits bibliques transmis aux Africains. Pourtant, l’Afrique est bien présente dans la Bible. On l’a juste mise de côté.
- L’eunuque éthiopien, premier non-juif baptisé dans les Actes des Apôtres, repart en Éthiopie avec l’Évangile (Actes 8,26-39).
- La Reine de Saba, venue d’Afrique de l’Est, est accueillie par Salomon pour sa sagesse (1 Rois 10)
- Simon de Cyrène, venu de Libye, aide Jésus à porter sa croix (Marc 15,21).
- Et même Moïse, selon le Livre des Nombres (Nombres 12,1), est marié à une femme koushite (d’Afrique).
Pourquoi ces figures sont-elles si peu évoquées dans les catéchèses africaines ? Pourquoi ne voit-on jamais un prophète noir sur les fresques des églises locales ? Nakomitunaka dénonce cet oubli comme une forme de dépossession. Elle réclame un droit à la mémoire biblique africaine.
Une prière de contestation
Si la chanson a fait autant de bruit, c’est parce qu’elle utilise un langage interdit dans les églises : celui de la protestation. Comme un psaume africain de douleur, elle parle à Dieu sans détour. Elle ose dire : « Je ne comprends pas ce que l’on m’a transmis, mais je crois que tu peux m’entendre ».
Ce style n’est pas nouveau. Dans la Bible, beaucoup de psaumes — ceux de David, Job ou des exilés d’Israël — sont des cris de détresse, des plaintes, parfois même des reproches adressés à Dieu. Nakomitunaka s’inscrit dans cette tradition. Elle n’accuse pas Dieu. Elle l’interpelle.
Et c’est là sa force. En posant ses questions dans le langage du chant populaire, elle touche le cœur du peuple. Elle redonne à chacun le droit de parler à Dieu avec ses propres mots, ses propres codes, sa propre histoire.
Une chanson qui dérange… et libère
Ce cri, l’Église congolaise de l’époque n’a pas voulu l’entendre. Verckys Kiamuangana a été excommunié. Trop subversif. Trop provocant. Trop noir, peut-être, dans un univers religieux encore blanc. Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là : sa fille Ancy a repris le flambeau, faisant de cette chanson un héritage spirituel pour les nouvelles générations.
Aujourd’hui, Nakomitunaka continue de résonner. Elle ne demande pas de changer Dieu. Elle demande de changer notre regard sur Dieu. Elle rappelle que la foi chrétienne ne peut être vraiment universelle que si elle est capable de se laisser interpeller, relire, revisiter depuis les marges.
Dieu n’est ni blanc, ni noir
Alors, Jésus est-il blanc ? Non, bien sûr. Mais la vraie question est ailleurs. Elle est dans notre capacité à reconnaître que nos représentations de Dieu ont été façonnées par des siècles de domination. Et que ces représentations ont parfois éloigné les peuples au lieu de les rapprocher.
La foi ne se mesure pas à la couleur des icônes, mais à la capacité de Dieu à habiter tous les visages, toutes les histoires, toutes les douleurs. Dieu n’est pas blanc. Il n’est pas noir non plus. Il est le Dieu de tous les peuples — mais un Dieu qu’on ne peut plus représenter comme appartenant à un seul.
Nakomitunaka nous rappelle que Dieu ne parle pas seulement latin ou français, mais aussi bassa, lingala, wolof, swahili. Que la foi peut naître d’un chant, d’une contestation, d’une mémoire blessée. Et que, parfois, il faut oser poser les questions interdites pour retrouver un Dieu vivant.
Benoit Désiré Toum, doctorant en exégèse biblique à l’Université Laval (Québec), est titulaire d’une maitrise en Sciences bibliques du Studium Biblicum Franciscanum de Jérusalem. Il développe une thèse sur une lecture postcoloniale africaine du livre de Daniel et prépare un ouvrage introductif à la critique biblique postcoloniale.
[1] Le Zaïr est l’actuelle République démocratique du Congo (RDC).
[2]
Nous en proposons une traduction en fin d’article (voir plus bas).
Nakomitunaka
Je me demande…
Mon Dieu, je me demande
D’où vient la peau noire?
Qui sont nos ancêtres?Jésus, le Fils de Dieu, est de race blanche
Adam et Ève sont de race blanche
Tous les saints sont de race blanche
Pourquoi?Je me demande…
Mon Dieu, je me demandeDans les livres religieux nous voyons
Des images des saints qui sont Blancs
Tous les anges sont Blancs
Pour le diable, l’image est celle d’un Noir…
D’où vient cette injustice?Je me demande…
Mon Dieu, je me demande
D’où vient la peau noire?
D’où viennent les personnes de race noire?La nouvelle génération est tellement aveugle
Elle désavoue les statues de nos ancêtres
Elle refuse la médecine de nos ancêtres
Mais dans la maison de Dieu
Nous prions avec nos chapelets en mains
Nous prions dans une église bondée de statues
Des statues qui représentent des personnes de race blanche
Pourquoi mon Dieu?Je me demande…
Mon Dieu, je me demandeNous acceptons tous les prophètes de race blanche
Mais eux ne croient pas à ceux du peuple noir
Pourquoi nous as-tu créé ainsi mon Dieu?Afrique, nos yeux sont désormais ouverts
Afrique, ne reculons pas.
Je me demande…
Mon Dieu, je me demande
