Portrait du Christ. Édouard Manet, 1865. Huile sur toile, 46,6 x 38,7 cm.
Musées des Beaux-Arts de San Francisco (Wikipédia).
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Paul-André Giguère | 24e dimanche du Temps ordinaire (B) – 15 septembre 2024
Profession de foi de Pierre et première annonce de la Passion : Marc 8,27-37
Les lectures : Isaïe 50, 5-9a ; Psaume 114 (115) ; Jacques 2, 14-18
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
À la mémoire de Francine Robert (1948-2024), décédée le 25 juin dernier.
« Tu es le Christ. »
Affirmation admirable. Affirmation ambiguë.
Sommet d’une rude ascension. Point de départ d’une descente vertigineuse.
Lumière étonnante orientant vers la nuit obscure.
Point de bascule du récit de Marc chargé de multiples tensions, le texte de ce dimanche ouvre à tant de réflexions qu’un choix s’impose. Voici trois facettes du texte, trois pistes de réflexion pour notre foi aujourd’hui : le gros bon sens mis à l’épreuve, la corrélation entre l’acte de foi et son objet, la tension entre le « je » et le « nous » dans l’identité croyante. Gros programme!
Le gros bon sens mis à l’épreuve
Certains polars ou films policiers révèlent dès le départ qui est le meurtrier. Tout le suspense tient alors à l’attention que porte le lecteur ou le cinéphile aux observations, aux questions, aux déductions et aux décisions des enquêteurs s’engageant sur des pistes tantôt fausses, tantôt exactes, pour élucider l’affaire. D’une surprenante modernité, c’est exactement comme cela que Marc a procédé : il a voulu que les lecteurs de son évangile, nous, donc, ayons de l’avance sur ses personnages. En effet, il énonce son programme dès le verset premier : Évangile de Jésus, Christ, Fils de Dieu (1,1).
Le texte d’aujourd’hui (8,27-35) marque une première étape dans la réalisation de son programme : quelqu’un dit de Jésus qu’il est le Christ. Le deuxième sommet viendra au chapitre 15 avec la parole « Vraiment, cet homme était Fils de Dieu » (v. 39). Avec une habileté extrême et surtout admirable, Marc nous entraîne, avec les disciples, sur un chemin parsemé de paradoxes et d’affirmations déconcertantes conduisant successivement à chacun de ces deux sommets.
Marc cadre tout d’abord chacune de ces professions de foi de manière tout à fait inattendue et déroutante. Si la parole « Tu es le Christ » est dite par un Juif, Simon Pierre, c’est à Césarée de Philippe, au sud du Liban actuel, donc hors du territoire d’Israël, de la « terre sainte », que cela se passe. De son côté, la parole « Cet homme était Fils de Dieu » est prononcée par un non juif, officier romain de surcroît, mais cette fois en plein cœur du judaïsme, à Jérusalem.
Avec des procédés comme celui-ci, pas étonnant que Marc mette constamment de l’avant l’incompréhension des disciples. Les lecteurs, invités à croire que Jésus est Christ et Fils de Dieu, ne cessent d’être, comme eux, déstabilisés.
On n’est pas disciple sans consentir à une remise en question profonde des évidences, de ce qui paraît aller de soi. On ne saurait mieux dire que Jésus : « Tes pensées ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes. » L’aventure de la foi implique une mise à distance de ce qui nous apparaît ce « gros bon sens » dont les populistes d’aujourd’hui font leur fond de commerce. Jésus n’a cependant rien du populiste ; loin de chercher à plaire ou à séduire, il heurte plutôt les idées toutes faites, les évidences et les postulats non questionnés.
On est en droit de se demander, ce qu’il en est, à cette lumière, de nos catéchèses et de nos prédications...
C’est la foi des disciples qui fait le Christ
Dans sa réflexion sur la pensée du théologien états-unien Paul Tillich, Heinz Zahnrt écrit : « Le christianisme n’est pas né au moment où naquit Jésus de Nazareth, mais lorsqu’un de ses disciples confessa à son sujet : ‘Tu es le Christ’. Et il ne vivra qu’aussi longtemps qu’il y aura des hommes qui répéteront cette affirmation [1]. » Certes, la foi reçoit son objet de la tradition, mais elle lui donne en même temps vie ; elle existe donc dans ce que les théologiens appellent une corrélation. N’est-ce pas un peu comme ce fait tout simple que si c’est la mère qui donne naissance à l’enfant, c’est la naissance de l’enfant qui fait d’elle une mère?
Le Christ n’est pas Christ tant qu’il n’est pas reconnu tel par ceux et celles dont il est l’espérance. C’était vrai à Césarée de Philippe, ce l’est tout autant n’importe où dans le monde quelque 21 siècles plus tard.
La Bible demeure un texte de l’Antiquité si elle n’est pas reçue dans une conscience qui cherche, qui aspire, qui désire. Les mots de la foi qui nous viennent de la Bible et nous sont transmis par des figures d’autorité comme dans l’intime de notre lecture personnelle restent des formules parfois creuses, souvent énigmatiques, tant qu’ils ne sont pas repris comme source de sens dans des existences concrètes et situées dans des temps changeants et des cultures variées. Les gestes symboliques que sont les sacrements, comme le baptême et l’eucharistie, risquent de n’être que des rituels répétitifs ou des actes magiques ou superstitieux s’ils ne soulèvent pas la personne qui s’y livre ou la communauté au sein de laquelle ils sont réalisés.
Seul le contact de personnes que ces mots, ces récits, ces symboles font vivre, est de nature à susciter et à nourrir la foi, l’espérance et la charité dans nos vies. Ici se révèle la place de la relation, de la communauté, avant même la constitution des structures qui lui donnent un visage : paroisse, mouvement, groupe spontané, site Internet, voire même session occasionnelle de formation ou de ressourcement.
Pas de croyant sans une parole en « je »
Parlant du protestantisme, Eugen Drewermann a eu ces paroles qui me semblent très justes : « Il refuse toute forme de foi qui ne serait pas passée par l’inquiétude, l’angoisse et le besoin, autrement dit qui ne serait pas devenue personnelle [2]. » Cette foi personnelle, on n’y arrive pas d’emblée. Des recherches comme celles de Claude et Jacqueline Lagarde sur les niveaux de parole, ou celles de James W. Fowler sur le développement de la foi, ont mis en lumière l’importance, pour la prédication comme pour la catéchèse, d’accompagner les personnes jusqu’à une appropriation et une expression personnelle de la foi de l’Église.
Aujourd’hui plus qu’à d’autres époques, les chrétiens sont en présence d’une multitude d’opinions sur Dieu et sur Jésus, allant jusqu’à la négation pure et simple de leur existence. La parole de Jésus retentit donc avec une force et un caractère impérieux : « Vous, oui vous, là, alors qu’à droite et à gauche on dit tant de choses de moi, qui dites-vous que je suis? Qui suis-je pour vous? »
Cela se vit dans un équilibre entre le « je » et le « nous ». Prolongeant la tradition qui remonte à l’Antiquité, alors que les adultes faisaient leur profession de foi juste avant d’être plongés dans la piscine du baptême, c’est au singulier que l’Église catholique introduit sa confession de foi : Credo in unum Deum. Je crois en Dieu... je crois au Saint-Esprit... » De son côté, dans une Église comme l’Église Unie du Canada, les membres de l’assemblée proclament : « Nous ne sommes pas seuls... Nous avons confiance en Dieu... » Mais que ce soit en je ou en nous, chaque personne est appelée à assumer et habiter son expérience spirituelle propre. Qohélet dirait sans doute : « il y a un temps pour dire je, et un temps pour dire nous ». Il arrive qu’ébranlée dans des moments d’obscurité et de doute, notre foi personnelle ait besoin de prendre appui sur la foi des autres. Il arrive aussi qu’à des moments de lucidité et de décision, elle devienne questionnement de la foi commune.
Quelle illusion de penser que la réponse que chacune, chacun est invité à donner à la question de Jésus doive être la même que celle des autres, voire la même que celle qu’on a donnée par le passé! Selon la belle formule d’André Fossion, il ne s’agit pas de croire « comme », mais bien de croire « avec ».
Diplômé en études bibliques et en andragogie, Paul-André Giguère est professeur retraité de l’Institut de pastoral des Dominicains (Montréal).
[1] H. Zahrnt, Aux prises avec Dieu. La théologie protestante au XXe siècle, Paris, Cerf, 1969, p. 416.
[2]
E. Drewermann, La parole qui guérit, Paris, Cerf, 1991, p. 227.
Source : Le Feuillet biblique, no 2856. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.