Shema Israël. Détails d’une sculpture devant la Knesset à Jérusalem (Wikipédia).
Dimanche ordinaire, enjeux extraordinaires
Alain Faucher | 31e dimanche du temps ordinaire (B) – 3 novembre 2024
Le premier de tous les commandements : Marc 12, 28b-34
Les lectures : Deutéronome 6, 2-6 ; Psaume 118 (119) ; Hébreux 7, 23-28
Les citations bibliques sont tirées de la Traduction liturgique officielle.
Au temps de Jésus, chaque peuple, grand ou petit, prétendait que son dieu était le seul nécessaire. Comme on était toujours en guerre, on imaginait que les dieux étaient en compétition. Le dieu du peuple vainqueur devenait le dieu des vaincus. Le peuple de Jésus ne croyait plus à cela depuis longtemps. Dieu était unique parce que très actif, très engagé envers son peuple. On l’avait choisi au détriment des idoles de pierre inertes. Ce n’était pas une difficulté politique ou économique qui remettrait en question ce choix très réfléchi.
À notre époque, serions-nous tentés de revenir en arrière? Quand nous refusons de discerner parmi toutes les opinions qui circulent au sujet de Dieu, sommes-nous encore centrés sur le Dieu unique, source de toutes les générosités? Dans les textes bibliques d’aujourd’hui, on nous dit clairement d’investir toute notre personne, toutes nos ressources dans cette valeur première qu’est Dieu. En effet, il est question d’aimer ce Dieu unique de tout son cœur, de toute son âme, de toute sa force. Et Jésus ajoute : « de tout ton esprit... » Et le scribe renchérit : « de toute son intelligence... »
Dieu unique? Cette proposition mur-à-mur n’est ni banale ni dépassée. Cette proposition d’une divinité absolue va tellement de soi que nous n’en percevons plus l’audace requise par les gens aux temps d’autrefois pour y adhérer. Et nous mesurons encore moins l’audace requise en notre époque qui gère les religions comme strictement égales et aussi peu exigeantes les unes que les autres. Pour comprendre l’enjeu actuel de la proposition, essayons de mesurer l’enjeu de ce choix restrictif au moment où Jésus fut appelé à rendre témoignage de son adhésion.
Audaces de jadis
Dans le temps, on concevait la vie humaine comme encastrée dans un réseau de forces supérieures nécessaires et potentiellement bienfaisantes. Il fallait organiser la vie humaine en fonction de ces dieux dont on se sentait redevable. Si on mettait de l’avant tel ou tel dieu, c’est qu’il avait la réputation d’avoir fait ses preuves. C’était en même temps risquer de se priver du potentiel divin de tant d’autres forces bénéfiques… Dans un tel contexte, c’était un sérieux coup de dé que de se limiter à une seule divinité. Pour tous ces peuples de l’Antiquité, un Dieu unique était peu attirant, si on se donnait la peine de comparer les mérites respectifs des candidatures divines.
Dans le temps, c’était audacieux puisque chaque ethnie se réclamait de sa ou ses divinités. Si on était soudain dans le trouble, par catastrophe naturelle ou échec militaire, c’était la preuve que cette ou ces divinités étaient inadéquates, incapables de soutenir leurs fidèles adeptes. On jouait gros, et plusieurs peuples étaient perdants à la roulette de « mon dieu est plus fort que le tien ». Pour ces multiples ethnies, il fallait de l’acharnement quasiment contre nature pour se limiter à un dieu.
La tendance lourde ne jouait donc pas en faveur du Dieu unique d’Israël. La proposition de concentrer son assentiment dans un seul panier exigeait beaucoup de renoncement. On le constate, la conversation de Jésus avec le scribe porte sur un enjeu majeur. Ce que nous relisons deux millénaires plus tard comme étant d’un intérêt quelconque était alors un sujet incendiaire. Adhérer à ce Dieu unique exigeait beaucoup d’aplomb.
Audaces de maintenant
On transpose sur Jésus ce magnifique caractère de divinité unique. Dans sa personne se noue désormais la relation avec Dieu. Nul besoin d’ajout ou de complément : Jésus est l’ultime parole de Dieu, son mot définitif. En lui, les croyants ont un accès total aux bontés divines. La succession des grands-prêtres juifs n’a plus sa raison d’être.
La Lettre aux Hébreux est aussi importante pour les chrétiens que le texte du Deutéronome qui proclame l’unicité de Dieu. C’est dommage que nous soyons si froids devant les splendeurs proclamées dans cet écrit du Nouveau Testament. Nous pouvons y trouver un vocabulaire fort utile pour décrire le caractère définitif du don de Dieu offert en Jésus. Soigner cette lacune dans notre formation chrétienne pourrait nous faire aspirer à une sereine contemplation de la valeur inégalée de Jésus. Il scelle le don définitif de Dieu à l’humanité.
Approfondissons les lectures
Deutéronome 6, 2-6
Le ton positif de ce texte est réconfortant. C’est en quelque sorte un prélude de l’évangile constructif de ce jour. On y parle de longue vie, de bonheur, de fécondité, d’un pays ruisselant de lait (de chamelles!) et de miel (de dattes!). Tels sont les bons fruits d’une attitude que nous croyions négative : la crainte de Dieu. Cette crainte est en fait une forme de respect profond et engagé.
« Écoute », « unique »… Le Peuple de la première Alliance a un immense attachement pour ces deux mots. Ils sont récités chaque matin dans l’invitation citée dans le Deutéronome. Dans le graphisme de la Bible en langue hébraïque, ces mots incitant à l’écoute et décrivant l’unicité de Dieu incluent des lettres plus grandes que le reste de la phrase. Cette coutume respectueuse est facile à repérer dans les manuscrits lus en public à la synagogue et dans les Bibles en hébreu.
Hébreux 7, 23-28
La deuxième lecture nous décrit la valeur unique de Jésus : Il demeure pour l’éternité, il possède un sacerdoce qui ne passe pas... La succession continue des grands-prêtres n’est donc plus nécessaire, car Jésus fait entrer une fois pour toutes dans le salut les gens qui le suivent. Ses titres cumulés affirment son caractère unique et achevé : saint, innocent, immaculé, séparé maintenant des pécheurs, plus haut que les cieux.
Marc 12, 28b-34
Une fois n’est pas coutume : l’évangile de Marc ne nous rapporte pas aujourd’hui des chicanes, des controverses, des conversations piégées. Jésus rencontre un scribe, un homme instruit familier avec la précision des textes sacrés. Ce scribe bienveillant tient en haute estime les réponses précises de Jésus à sa question engageante. Les paroles de Jésus sont mises en valeur par la réaction positive du scribe.
Le Lectionnaire traduit la question du scribe en demandant : « Quel est le premier de tous les commandements? » La traduction littérale du grec doit se lire plutôt : « Quel commandement est premier en toutes choses? » Autrement dit : « Qu’est-ce qui fonde l’univers? Qu’est-ce qui fonde l’existence? »
La réponse de Jésus est double. Nous y percevons déjà une certaine complexité. Sa réponse cite littéralement des passages bibliques familiers pour tout Juif. Mais ce doublon n’est pas si compliqué. Ce n’est rien à côté des 613 directives recensées par le Judaïsme traditionnel. Juxtaposer l’amour de Dieu et l’amour du prochain, c’est à la fois une simplification révolutionnaire… et une grande tradition. À un converti pressé, peu intéressé par les discussions de détails, Hillel aurait déclaré un jour : « Ce que tu détestes pour toi, tu ne le fais pas à ton prochain. Voilà toute la loi : le reste n’est que commentaire. Va et apprends. » Ainsi, l’amour des autres est un chemin obligé pour vivre l’amour de Dieu. Non seulement la Bible nous suggère d’aimer Dieu avec toutes les dimensions de notre personne, mais, en plus, la Bible nous rappelle que cet amour est un absolu, un don sans retour dont notre entourage pourra profiter.
Alain Faucher est prêtre du Diocèse de Québec. Professeur d’exégèse biblique à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, il est directeur général des programmes de premier cycle.
Source : Le Feuillet biblique, no 2863. Toute reproduction de ce commentaire, à des fins autres que personnelles, est interdite sans l’autorisation du Diocèse de Montréal.