Job et sa famille. William Blake (Wikipédia).
1. Une introduction à la lecture du livre de Job
Hervé Tremblay | 29 janvier 2024
Connaître le livre de Job est une série d’articles où Hervé Tremblay nous introduit à un genre littéraire singulier et à une œuvre qui se démarque dans la grande bibliothèque qu’est la Bible.
Le livre de Job est l’un des chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, l’un des grands textes spirituels de l’humanité, un livre d’une grande beauté littéraire et spirituelle. C’est paradoxal de méditer sur la souffrance dans des textes aussi beaux. Pour apprécier le livre de Job, il faut aimer la littérature puisque tous les personnages s’y expriment longuement, en multipliant les exemples et les figures de style.
Malgré ce qu’on lit souvent, le livre de Job ne parle pas de la souffrance ou du mal comme tels. Il parle de la souffrance non méritée. En effet, selon le principe de rétribution, les anciens croyaient que chacun recevait sur terre ce qu’il avait mérité : le juste était récompensé sur terre avec une longue vie, des richesses, de nombreux enfants, une bonne réputation, une longue vieillesse et une mort dans la paix. Tandis que le méchant était puni par une vie courte et misérable, sans enfant. La croyance en une vie dans l’au-delà est relativement tardive dans la Bible (2e siècle avant notre ère), de sorte que la certitude que justice puisse se faire sur terre a longtemps été considérée nécessaire.
Cadre historique
Le personnage principal du drame, Job, n’est même pas un juif! Jamais le livre ne fait allusion aux grandes traditions d’Israël : pas un mot sur la Torah, sur l’expérience de l’Exode, sur les rois, sur le temple, sur l’alliance, etc. Job est un humain qui souffre injustement, c’est tout. Son histoire est universelle et concerne tout le monde. Job est présenté comme un semi-sédentaire. Il aurait vécu à l’époque des patriarches, à Ouç, aux confins de l’Arabie et du pays d’Édom, dans une région dont les sages étaient célèbres (voir 1 R 5,10 ; Jr 49,7 ; Ba 3,22-23 ; Ab 8) et d’où viennent aussi les trois « amis » de Job. La tradition se souvient de lui comme d’un homme resté fidèle à Dieu lors d’une épreuve extrême (voir Éz 14,14.20).
Auteur et date
Bien évidemment, l’auteur du livre de Job est inconnu. La date de composition du livre est souvent basée sur la langue qui contient beaucoup d’aramaïsmes. L’Araméen est la langue adoptée par les Israélites au retour de l’exil. De plus, le strict monothéisme du livre le place aussi à cette époque. La date la plus souvent proposée est donc autour de ~450/400.
Parallèles littéraires
Comme le problème de Job est universel, on ne sera pas surpris que les thèmes traités dans le livre trouvent de nombreux parallèles dans le Proche-Orient ancien. Mentionnons quelques titres qu’on peut trouver sur internet en traduction française ou anglaise :
- Job sumérien ou la Théodicée babylonienne ;
- Dialogue acrostiche sur la théodicée ;
- En Égypte, le Dialogue du désespéré avec son âme ;
- Texte médical babylonien ;
- Le poème babylonien Au Seigneur de la sagesse ;
- La Sagesse d’Ahiqar ;
- La fable d’Appu.
Déroulement de l’histoire
Le livre commence par un bref récit en prose (Jb 1–2) où on présente Job, « un homme intègre et droit » (Jb 1,1). Mais puisque Job n’est pas un Juif, son intégrité et sa droiture ne sont pas définies. Il ne peut pas s’agir d’une fidélité à la Torah qui, de toute façon n’est jamais mentionnée ou prise en compte. Est-ce qu’on pense à la « loi naturelle » ou a la conscience? Quoi qu’il en soit, Job vivait riche et heureux en compagnie de ses fils et de ses filles dans une fête perpétuelle. Mais, dans une espèce de gageure, Dieu permet au satan [1] de l’éprouver pour vérifier la valeur de sa fidélité. D’abord frappé dans ses biens matériels puis dans la mort de ses enfants, Job accepte la volonté de Dieu sans mot dire (et sans maudire). Atteint ensuite dans son propre corps par une maladie mortelle, Job reste soumis à Dieu et refuse de le maudire.
C’est alors que ses trois « amis » viennent le consoler : Éliphaz de Témân, Bildad de Shuah et Çophar de Naamat. S’ouvre ensuite un long dialogue poétique qui constitue le corps du livre.
- Dans une conversation à quatre, en trois cycles où chacun parle à tour de rôle et où Job répond (Jb 3–14 ; 15–21 ; 22–27), chacun confronte ses conceptions du monde, de Dieu, de la justice divine et du sens de la souffrance.
- On peut se demander si la conversation progresse vraiment puisque chacun semble camper sur des positions exprimées dès le début. Les trois « amis » défendent tous, à leur manière, la thèse traditionnelle de la rétribution terrestre, selon laquelle chacun ici-bas reçoit selon ses œuvres bonnes ou mauvaises. Selon eux, si Job souffre, c’est qu’il a nécessairement péché ; il peut paraître juste aux yeux des humains ou à ses propres yeux, mais il ne l’est certainement pas aux yeux de Dieu. Devant les protestations d’innocence de Job, ils ne font que durcir leur position.
- À ces considérations intellectuelles et théoriques, Job oppose son expérience douloureuse et les nombreux démentis au principe de rétribution. Ce faisant, il se heurte au mystère d’un Dieu juste qui afflige le juste. Il se débat dans son désarroi et exprime tour à tour des sentiments de révolte et de soumission puis d’espérance. Ce mouvement atteint deux sommets : la profession de foi de 19,25-27 (dont le sens précis n’est pas clair) et la protestation finale d’innocence au chapitre 31.
- C’est alors qu’entre en scène un nouveau personnage surprise, Élihu (Jb 32–37) qui, avec éloquence, donne tort à tout le monde et justifie Dieu. Ce qu’il a de particulier, c’est qu’il évoque le sens éducateur de la souffrance, ce qui est plutôt rare dans la Bible hébraïque.
- Il est interrompu par Dieu lui-même qui, du sein de la tempête, répond à Job et à ses « amis » (Jb 38–42). Ou plutôt il refuse de répondre car l’humain n’a pas le droit de mettre Dieu en jugement. Job reconnaît qu’il a été impudent et qu’il a parlé sans intelligence. Dieu ne répond donc pas aux questions de Job, mais, à la fin, cela ne semble plus important.
- Un épilogue en prose conclut le livre, dans lequel Dieu blâme les trois « amis » de Job et le rétablit dans sa fortune antérieure (Jb 42,7-17).
Unité littéraire
Les différences de vocabulaire, de style, d’arrière-fond culturel et d’idées religieuses qui s’observent dans les diverses parties du livre font penser que l’œuvre n’a pas été composée par un seul auteur.
- Les commentateurs de toutes les époques ont été surpris de la différence entre les quelques chapitres en prose qui ouvrent et concluent un livre constitué principalement de poèmes. Aussi, plusieurs ont supposé une existence indépendante des récits en prose qui peuvent certes se lire à la suite. On parle alors d’un conte folklorique ancien (Jb 1,1–2,13 + 42,7-17). Mais les poèmes ne peuvent pas se comprendre sans ce prologue et cet épilogue qui a dû exister sous quelque forme. Il reste que la plupart des spécialistes pensent que l’on serait en présence de deux éléments primitivement distincts. Le mieux serait de supposer que l’auteur des poèmes a pris pour cadre ou point de départ de son œuvre une vieille histoire populaire écrite ou orale, sans se soucier d’y faire trop de retouches.
- Dans le dialogue lui-même, on a contesté l’authenticité de certains passages. Le poème sur la sagesse de Jb 28 contient une notion de la sagesse qui n’est pas celle de Job ni de ses amis. On ne peut dire pourquoi il a été inséré à l’endroit précis où il se trouve dans le livre, où il fait transition entre les dialogues (4–27) et la dernière apologie de Job (29–31) mais où il n’a guère de lien avec le contexte (sauf peut-être le dernier verset 28,28 qui rappelle 1,1 mais dans quel sens?).
- Le troisième cycle de discours est en désordre (Jb 24–27) et il est contestable d’essayer de le restaurer (comme l’a fait la Bible de Jérusalem). Le troisième discours de Çophar est absent et certains propos placés dans la bouche de Job paraissent refléter la position traditionnelle de l’un des « amis » (24,18-25 ; 26,5-14). Certains exégètes suggèrent que les éditeurs du livre ont essayé d’adoucir la hardiesse de Job en lui prêtant des paroles originellement prononcées par Çophar. Il s’agit soit d’accidents de transmission, soit de remaniements rédactionnels, soit encore d’une intention de l’auteur qu’il faudra préciser (la confusion des discours signifierait l’impasse du dialogue).
- L’authenticité des discours d’Élihu (Jb 32–37) est plus sérieusement contestable. Le personnage entre en scène subitement et arrive « comme un cheveu sur la soupe », sans avoir été annoncé ni préparé. Plus tard, Dieu l’interrompt sans tenir compte de lui. En net contraste avec les discours précédents qui s’étaient faits en dialogue avec Job, les discours d’Élihu sont de longs monologues que tout le monde semble écouter bouche bée! Enfin, le vocabulaire et le style de ses discours sont si différents et les aramaïsmes plus fréquents que la position des partisans de l’ajout tardif paraît renforcée. Cela est d’autant plus surprenant qu’Élihu a anticipé sur les discours de Dieu et donne même l’impression de vouloir les compléter... Élihu insiste sur la valeur éducatrice de la souffrance et ajoute certains arguments que des maîtres de l’école traditionnelle avaient peut-être regretté de voir insuffisamment développés par les trois « amis ». Ces chapitres auraient donc pu être ajouté par un sage qui avait trouvé insuffisante la défense de l’enseignement traditionnel et avait peut-être été choqué par la hardiesse de Job.
- On a douté aussi des discours de Dieu de Jb 38–41 qui ne tiennent pas compte de la discussion précédente. S’il est vrai que le discours de Dieu est divisé en deux parties (deux discours primitifs?), il faut reconnaître qu’ils transportent le débat du plan humain au plan divin. Ces discours donnent aussi au problème central du livre la seule solution de l’auteur, celle du mystère des actions du Dieu créateur.
Plan du livre
L’ouvrage se divise donc nettement en cinq parties distinctes :
- Prologue en prose (Jb 1,1–2,13)
- Dialogue en vers entre Job et ses trois « amis » (3,1–31,40)
- Discours en vers d’Élihu (32,1–37,24)
- Discours en vers de Dieu (38,1–42,6)
- Épilogue en prose (42,7-17).
Dans les prochaines chroniques, nous allons commenter certaines parties ou certains passages du livre de Job. Ceux et celles qui sont intéressé.e.s pourraient commencer la lecture du livre.
Hervé Tremblay est professeur au Collège universitaire dominicain (Ottawa).
[1] Il faut remarquer la minuscule. En effet, il ne s’agit pas encore du diable ou de Satan (avec une majuscule). Son identité n’est pas claire dans le prologue de Job. Il semble être un être céleste parmi les autres de la cour de Dieu, peut-être plus malveillant que les autres, plus « accusateur » (c’est le sens étymologique de son nom). Il faut donc éviter de les confondre et d’en tirer des conclusions sur le sens de l’histoire de Job. Bien évidemment, le satan deviendra Satan quelques siècles après Job.