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Bible et culture
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chronique du 24 janvier 2014

 

Une enfance de Jésus

Une enfance de Jésus

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J. M. Coetzee, né en 1940 au Cap (Afrique du Sud), est l’auteur de trois récits autobiographiques, d’un recueil de nouvelles, de dix autres romans traduits dans vingt-cinq langues et abondamment primés, ainsi que de deux volumes d’essais. Il a reçu le prix Nobel de littérature en 2003. J. M. Coetzee vit aujourd’hui à Adélaïde (Australie).

     La rentrée littéraire 2013 proposait un nouveau livre de J.M. Coetzee, lauréat du prix Nobel en 2003. Le titre figurant sur la page couverture est énigmatique : « Une enfance de Jésus ». Énigmatique en effet, car il suffit de feuilleter rapidement les pages pour se rendre compte que Jésus et les personnages bibliques liés au récit de l’enfance, tout compte fait, ne sont nullement mentionnés. Le titre anglais, dans sa longue originale, propose plutôt « The Childhood of Jesus ». Même titre me direz-vous? Et bien, non. L’article « Une » en français nous laisse supposer que c’est « une » des enfances de Jésus; une allégorie parmi d’autres. C’est avec la clé interprétative du titre anglais, plus catégorique, que je vous propose de relire le dernier-né de Coetzee.

     Le livre nous transporte dans un monde inconnu, où les personnes arrivent d’une autre terre, inconnue du lecteur et oubliée par les personnages, pour s’installer dans une vie meilleure à Novilla. C’est du moins ce qu’ils espèrent. Ce nouvel endroit est toutefois déstabilisant : les rapports sont marqués, par la bienveillance et le respect (relatif) de l’autre, la coopération à l’ordre établi, la tempérance (dans la frugalité des repas par exemple). « Lavés de leur passé », ils commencent à neuf avec de nouveaux prénoms et une nouvelle identité à éclaircir. L’homme sera nommé Simón et l’enfant, d’environ cinq ans, David.

     Lors de son voyage en bateau, Simón, le protagoniste principal, est tombé sur un enfant ayant perdu sa lettre qui lui aurait permis de retracer sa mère. Simón s’engage alors à retrouver la vraie mère de l’enfant, armé seulement de son intuition et de la conviction qu’il saura la reconnaître. On pourrait penser que c’est l’intrigue centrale de livre. Il n’en est rien. Dès le chapitre 9 de 30, Simón aura repéré la mère en train de jouer au tennis sur une propriété éloignée et interdite aux enfants. David sera alors confié à cette « mère », Inés; Simón jouera éventuellement le rôle d’un parrain très présent. Puis, le défi sera l’éducation de David qui n’est pas un enfant comme un autre. Peu obéissant et coopératif aux enseignements de son maître à l’école, la mère et le parrain devront se confronter au système.

     Il ne faut toutefois pas se tromper. Ce n’est pas une intrigue de « résolution » de conflit ou une quête qui est à l’avant-plan du livre, mais une intrigue de révélation quant au personnage de David. Le lecteur est guidé par le personnage de Simón qu’il suit fidèlement. Il y aura de longs échanges, à la fois profonds et stimulants, parfois avec des longueurs, avec des personnages sur notamment la sexualité, la passion, le sens de son métier de « docker », l’histoire, le sens des nombres. L’auteur n’offre pas toutes les clés de lecture et laisse ainsi de nombreuses interprétations possibles sur ce que cela veut dire au sujet de ce monde, de David et de Simón.  

     Qu’en est-il de la Bible? Et de Jésus? Les allusions aux textes bibliques sont omniprésentes. Or, les allusions sont le langage de ceux qui connaissent, de ceux qui sont familiers. Coetzee avait-il vraiment en tête un public fin connaisseur des textes bibliques? C’est à voir. Outre Inés qu’on peut associer plus facilement à Marie et David à Jésus, peu d’autres personnages font clairement référence à d’autres personnages. Peut-être Simón serait-il à mi-chemin entre Joseph et Jean le Baptiste, avec son rôle protecteur de David et son regard critique de la société.

     Ce n’est pas pour autant qu’un personnage est une allégorie au texte biblique qu’il en est rendu sympathique au lecteur. Que ce soit Inés ou David, je ne peux pas dire que je me suis prise d’affection à leur égard, bien au contraire. Au chapitre 13 notamment, une réflexion sur la virginité d’Inés est proposée. Le lien avec le texte biblique est là le plus clair pour Inés, même si le mot biblique employé pour Marie pourrait être traduit autant par jeune femme que vierge (cf. Lc 1,27). Nous avons également le droit à un « récit de l’annonciation » où Simón annonce à Inés qu’elle est la mère de David (cf. Lc 1,26-38), ainsi que le récit de David en fuite chez un homme douteux (cf. Lc 2,41-52). Inés est possessive du nouvel enfant qu’elle idéalise, presque une « tigresse » quand ça en vient à ce qu’elle juge être son bien-être. Elle est également présentée comme une femme déracinée de la réalité, coupée du monde. Quand Simón se fait expliquer qu’Inés n’est pas une bonne mère pour David, il ne la défendra pas vraiment. Il répondra simplement, mais avec force, qu’elle est sa vraie mère et que cela suffit. Son interlocuteur lui répondra que David « régresse » entre ses mains. Est-ce que Coetzee souhaitait ainsi provoquer une relecture de Marie sous ce « nouvel » angle? Quant aux textes bibliques, ils se font discrets au sujet de Marie. Ils sont avant tout centrés sur Jésus. Il suffit de lire Lc 1,46-55 (le Magnificat) pour découvrir une Marie plutôt audacieuse consciente et soucieuse de son monde.

     C’est avec David que les références sont plus claires. Il est présenté comme étant exceptionnel tout au long livre, avec des traits d’un sauveur, car il cherche à sauver en redonnant le souffle de vie (cf. Jn 11). Il n’arrivera toutefois pas vraiment à redonner vie à ce qui est mort ou malade. De la bouche d’Inés et de Simón, David est présenté comme « la lumière de ma vie » (cf. Jn 1,4). Lorsqu’il se fait demander d’écrire « Je dois dire la vérité », il écrira plutôt « Je suis la vérité » (cf. Jn 14,6). À plus d’une reprise, il s’interrogera sur sa « filiation » avec Inés  (cf. Mt 12,46-50; Mc 3,31-35; Lc 8,19-21); il affirmera qu’il pourra retourner dans le ventre d’Inés et en sortir (cf. Jn 3,4). Après avoir rêvé d’être prestigitateur, illusionniste et sauveteur, il choisit plutôt d’être gitan (Mt 9,35; Lc 9,6) et se fera expliqué qu’ainsi à l’écart il n’aura « nulle part où dormir » (Mt 8,20). Comme mission, il se proposera de créer une fraternité. Une dernière allusion notable est que David a appris à lire et écrire seul, mais choisira de le révéler à son moment. Ce n’est pas une liste exhaustive des allusions bibliques, mais suffisantes pour convaincre du lien voulu entre David et Jésus.

     Or, malgré le caractère exceptionnel de David, il est un personnage irritant : avec son air de dictateur, il imposera ses décisions et ses points de vue d’une manière de plus en plus évidente dans le développement du livre. Lors de moments de crise, il ne donnera aucune preuve de ses capacités, malgré les sérieux soucis de ses parents. Ce n’est pas tout : à nombreuses reprises, il prendra les traits d’un magicien, avec une vision du monde discordante et inadaptée au système académique. Quel est le fondement de son agir excessif? Coetzee nous représente ainsi un Jésus différent de la Bible, mais familier. Un « Jésus » populaire où le Christ est une sorte de magicien à faire des miracles et connaisseur de tout sans apprendre. Un avantage du livre pourrait être de nous interroger sur une conception à l’eau de rose de Jésus. Dans un cas comme dans l’autre, ce n’est pas le Jésus de la Bible, mais bien plutôt le Jésus de la culture populaire.

Julie Tanguay

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Le Grand Pouvoir du Chninkel : le décalage révélateur