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chronique du 25 juin 2010
 

Ève : la mère des « vivants »

Ève, femme de vie
Mère des vivants au banc des accusés
Injustice à la Terre où se déploie le germe divin
Quelle lumière nous réhabilitera
Celle qui nous christianise?
[1]

Ève

Ève, la mère des vivants
Gertrude Crête, SASV
encres acryliques sur papier, 2000
(photo © SEBQ) 

Dans la tradition chrétienne, peu de figures bibliques vétérotestamentaires ont frappé l’imaginaire autant que celle d’Ève. Étymologiquement, son nom signifie « vie » en hébreu. Comment expliquer que ce nom ait pu devenir synonyme de malheur et de mort? Malgré son apparente familiarité, Ève s’avère fort méconnue. La tradition chrétienne a caricaturé grandement la « première » femme en lui attribuant exagérément la responsabilité des malheurs de l’humanité, à l’instar de Pandore dans la culture hellénistique.

Une lecture culturellement populaire

     Le récit populaire, totalement tributaire de la doctrine chute/rédemption [2], se structure autour de trois grands moments qui ne se fondent que vaguement sur la Bible. Dans le premier volet, Dieu crée « Adam » puis découvrant que ce dernier se morfond dans la solitude; il le fait sombrer dans une torpeur, retire une côte et façonne « Ève ». Dans le second temps, les deux personnes jouissent de la félicité éternelle dans le « paradis terrestre ». Or, « Ève », à la suite d’une ruse du serpent, consomme le fruit défendu, en partage à « Adam ». Le couple se découvre « nu » et comprend qu’il vient de commettre le péché de désobéissance. Conséquemment, Dieu les punit en les chassant du « paradis terrestre », en leur promettant toutefois qu’un futur sauveur pourra restaurer l’état primordial en portant le poids d’une faute infinie, d’une « dette » incalculable envers Dieu et en la « remboursant » par son sacrifice expiatoire. Cela clôt le récit dans un troisième moment.

Quelques éléments bibliques

     Une telle interprétation rend-elle justice au récit biblique du second texte de création (Gn 2,4b-3,24)? Lorsque le passage biblique est examiné de manière plus détaillée, il apparaît que plusieurs éléments de la lecture traditionnelle et populaire constituent de véritables développements postérieurs étrangers au récit. Il est à souligner que nulle part dans le texte, il n’est fait mention d’un quelconque péché. De plus, la notion de « paradis perdu » n’apparaît pas aussi explicitement que le laisserait présager le mot « Éden » (signifiant « délices »). L’idée de perte provient de l’impression que les personnes étaient totalement heureuses dans l’époque précédant « la chute ». Or, le concept de « chute » ne se retrouve pas dans le texte. Elle résulte d’une interprétation messianique et chrétienne bien ultérieure projetée dans le récit.

     Cette lecture du texte selon la grille chute/rédemption s’appuie sur l’idée erronée que le récit traite de deux personnes au sens contemporain du terme, c’est-à-dire le «  premier homme, Adam » et « la première femme, Ève ». Or, dans le texte de Gn 2,4b-22, l’expression est ’adam (le glébeux selon la magnifique traduction de Lytta Basset) qui évoque davantage l’humanité dans son ensemble. Par la suite ce « fond » commun de l’humanité est divisé en mâle (ish) et femelle (ishah). Il n’y a donc pas d’identité personnelle, mais simplement une dimension mâle et femelle. Conséquemment, cette partie indifférenciée a entretenu un dialogue avec le serpent. Au sens strict, il ne s’agit pas d’Ève. L’usage de noms propres comme celui d’Adam n’est réellement certifié qu’après la manducation du fruit (Gn 5,3 pour Adam et Gn 3,20 pour Ève). D’ailleurs, il importe de souligner que le texte insiste sur la solidarité foncière de l'être humain, entre homme et femme. En effet, les yeux des deux êtres, mâle et femelle, s’ouvrirent en même temps après avoir chacun consommé le fruit défendu. Cela ne s’est donc pas fait de manière séquentielle, comme il est généralement admis dans la compréhension traditionnelle du texte.

Réhabilitons Ève

     Conséquemment, affirmer qu’Ève est responsable des malheurs de l’humanité ne rend pas justice au texte, mais représente une interprétation bien postérieure qui reflète le caractère proprement patriarcal tant du texte lui-même (l’homme exerce un contrôle sur la femme) que d’une compréhension androcentrique qui justifie et normalise la prédominance du caractère masculin. Cela conduit à enfermer les femmes dans la « faute » (selon le schéma chute/rédemption) et à légitimer le sexisme quotidien perçu comme une « juste punition »! La théologienne Lytta Basset le résume bien :

En effet, le non-respect de la femme dans le texte suffit à attester que le mal est là dès les origines, indépendamment du drame du jardin. Si la punition de la femme en 3,16 – « et lui en toi dominera »- semble avoir un effet rétroactif sur le texte lui-même, n’est-ce pas que l’auteur est incapable de parler d’un monde où il est en soit autrement? Nous avons défini le mal comme ce qui fait mal. Comment une femme d’aujourd’hui, expérimentant quotidiennement un non-respect qui lui fait mal jusqu’au plus intime de son être-créé, pourrait-elle voir en Gn 2-3 autre chose que ce à quoi elle est bien habituée? Ce jardin-là n’a rien de plus paradisiaque que sa vie de tous les jours. [3]

     Heureusement, certaines pistes déjà formulées permettent une interprétation du texte hors des cadres androcentriques. Elles mettent l’accent non sur une quelconque chute/rédemption, mais sur l’idée de création et de transformation en fonction des choix exercés par les êtres humains. En effet, la partie « femelle », « Ève », de l’humanité a choisi de consommer le fruit afin de briser ce caractère indifférencié, une sorte de non-vie, pour garantir à l’humanité l’accès au statut de sujet, de personne autonome. Une lecture semblable diffère sensiblement de celle qui centre l’attention sur la manducation du fruit et le résultat néfaste que cela semble susciter. Or, ce n’est pas tant la consommation du fruit comme tel qui importe, mais bel et bien le fait de choisir une voie plutôt qu’une autre.

     Serait-ce trop audacieux de proposer l’hypothèse suivante : si l’humanité avait opté pour la non-consommation du fruit, les conséquences se seraient-elles révélées si différentes? Il est permis d’en douter. En effet, l’essentiel tient dans la prise d’une décision, d’un choix qui marque le début de l’aventure humaine. Dans le texte, en prenant sur elle de faire un choix, « Ève » a ainsi engendré l’humanité comme des êtres pleinement relationnels, se définissant comme êtres doués de parole, en tant que sujets. Ce choix a correspondu à une voie vers l'autonomie interdépendante (Gn 3,6-7).

     Autrement dit, « Ève » mérite bien son nom, mère des vivants (Gn 3,20) puisque, en solidarité avec la partie masculine, elle a amorcé un mouvement favorisant l’essor de l’identité personnelle. Ceci s’observe dans le texte par l’emploi de noms propres. Elle a ainsi donné naissance à l’humanité en devenir. Elle a ouvert les chemins de l’histoire! En ce sens, dans une perspective biblique, le « paradis » ne se situe pas au début de l’épopée humaine, mais plutôt dans sa pleine réalisation eschatologique, dans la dimension divine (Ap 21,1-4).

     Il s’avère impératif de réhabiliter « Ève », passablement mal-aimée dans la tradition occidentale. Il s’agit d’une tâche essentielle, car même aujourd’hui, certaines approches s’enracinent malheureusement dans un schéma bien problématique de chute/rédemption. Sur le plan théologique, le récit « mythique » d’Ève est à rapprocher de celui de Marie de Nazareth (Lc 1,26-38) qui, tout comme Ève a choisi la vie pour offrir à l’humanité la possibilité de croître en dignité, solidarité, conscience, humanisme et égalité.

[1] Bernise Genesse, Ève, femme de vie, poème inédit, 2010.

[2] Pour de plus amples informations sur cette notion voir Matthew Fox, La grâce originelle,  Montréal et Paris. Bellarmin et Desclée de Brouwer, 1995.

[3] Lytta Basset, Guérir du malheur, Paris, Albin Michel, p. 266-267. Dans ce chapitre, elle propose une interprétation fort pertinente de Gn 2-3.

Patrice Perreault

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