(Iason Raissis / Unsplash)

La résistance au mal et l’amour des ennemis

Jean-Claude RavetJean-Claude Ravet | 13 novembre 2023

La barbarie sans nom du 7 octobre 2023, perpétrée par le Hamas en Israël, et celle du gouvernement israélien en représailles, plus sanglante encore, commise à Gaza, sous un orage de fer, de feu, de sang, révèlent, dans toute son horreur, l’absurdité de la logique guerrière poussant à l’anéantissement de l’ennemi. Elles rendent plus actuel que jamais le constat que Martin Luther King faisait sur notre époque, la veille de son assassinat à Memphis en 1968 :

« Depuis des années, les hommes parlent de guerre et de paix. Maintenant, ils ne peuvent plus se contenter d’en parler. Ce n’est plus un choix entre la violence et la non-violence dans ce monde, c'est la non-violence ou la non-existence. C'est là où nous en sommes aujourd’hui. »

Cette double barbarie illustre en effet ce qui peut nous attendre, compte tenu compte tenu de la folie humaine, de la logique guerrière et des puissances actuellement en présence, à cause notamment des armements nucléaires actuellement en leur possession. Tout cela a le pouvoir d’entraîner le monde dans une guerre totale d’anéantissement. Dans ce contexte, il se pourrait bien que la survie de l’humanité dépende de la mise en œuvre ou non de la non-violence, comme le suggérait Martin Luther King, et en particulier de l’impératif formulé par Jésus, percutant et difficile à entendre, tant il bouscule nos a priori concernant nos comportements devant une agression :

« Vous avez appris qu’il a été dit : Tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Et moi, je vous dis : Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent, ainsi deviendrez-vous les enfants de votre Père qui est dans les cieux, parce qu’il fait lever le soleil pour les bons comme pour les méchants, et pleuvoir sur les justes comme sur les injustes. » (Mt 5,43-45).

Cette parole se trouve dans la section de l’évangile de Matthieu appelée Sermon sur la montagne (Mt 5-7), où est rassemblé un ensemble de paroles de Jésus qui dessinent son regard sur la vie et tracent le chemin qu’il ouvre vers une humanité digne d’elle-même et de Dieu. Le Sermon sur la montagne commence, comme on sait, par les célèbres Béatitudes (Mt 5,3-12) qui en résument l’esprit et le souffle, et par ces mots : « Vous êtes le sel de la Terre. » (Mt 5,13) Et qu’est-ce être le sel de la terre sinon, outre de donner du goût, de remplir ce qu’était la fonction essentielle du sel à cette époque, à savoir préserver du dépérissement, de la décomposition de la nourriture, mais cette fois appliquée à l’humanité comme telle. Et comment les disciples de Jésus, qui suivent sa voie, peuvent-ils être ce sel sinon en laissant croître ses paroles semées en eux, aptes à nous détourner de la catastrophe où mène la violence, l’injustice et la haine, et en les semant à leur tour, par leurs témoignages et leur manière de vivre. Or, cette parole sur l’amour des ennemis exprime au plus haut point cette nature saline de l’Évangile, essentielle à l’avenir de l’humanité. 

Ne résiste pas au mal par le mal

Déjà un peu plus tôt dans le texte, une parole de Jésus mettait en lumière la mécanique mortifère de la spirale de la violence : « Vous avez appris qu’il a été dit : Œil pour œil, dent pour dent ; et moi je vous dis de ne pas résister (antistênai) au mal. » (Mt 5,39). On la souvent comprise d’une manière erronée comme un appel à la passivité devant le mal. Or, le verbe grec antistênai sous-entend une riposte coup pour coup : il serait ainsi préférable, pour enlever toute ambiguïté, de traduire plutôt par : « Je vous dis de ne pas résister (ou riposter) au mal par le mal [1] », ce qui concorde, par ailleurs, avec la vie même de Jésus, qui n’a cessé de résister au mal et à l’injustice, jusqu’à en payer le prix sur la croix.

La suite de ce passage (Mt 5,39-41) donne à cet égard trois exemples de résistance alternative à la logique mimétique habituelle qui consiste à répondre à la violence par la violence, avec les mêmes armes que l’agresseur, ce que symbolise la loi du talion : « œil pour œil, dent pour dent » – qui, ironisait Gandhi, finira par laisser tout le monde aveugle et sans dents. Par ces trois exemples, Jésus indique une autre voie. Je ne m’y attarderai pas car je les ai explorés déjà longuement dans deux autres articles [2]. Contentons-nous de dire ici qu’ils dessinent une forme de résistance qui combat le mal par le bien et la force de l’amour, mettant toutes leurs ressources à contribution, incluant l’humour, jusqu’au don de soi. La violence est ainsi confinée du seul côté de l’ennemi – ce qui l’empêche de s’en « justifier » devant l’opinion publique, comme il est courant de le faire, en la qualifiant de « légitime défense » ou de « justes représailles ». Ses effets révoltants ne sont pas amoindris pour autant. L’indignation qu’ils soulèvent chez ceux et celles qui en sont témoins s’ajoute dès lors à l’arsenal de la résistance non-violente, en ralliant de son côté une « majorité » qui serait restée silencieuse sinon.

C’est ce que dit Paul, à sa manière, à la suite de Jésus, dans sa lettre aux Romains : « Ne rendez à personne le mal pour le mal […] Mais si ton ennemi a faim, donne-lui à manger ; s’il a soif, donne-lui à boire : en agissant ainsi, tu entasseras sur sa tête des charbons ardents. Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais sois vainqueur du mal par le bien. » (Rm 20, 17.20-21) Citant Proverbes 25,22, Paul rappelle en effet qu’en agissant de la sorte, non seulement la haine ne contamine pas l’âme de celui ou celle qui résiste, mais même l’ennemi peut être amené à prendre conscience de sa propre haine qui le déshumanise. Il est amené à faire, comme les disciples de Jésus, l’expérience de la justice, de la miséricorde et de la sainteté de Dieu. C’est là l’œuvre de l’amour de Dieu : transformer la fragilité en force, et la blessure en source de lumière.

Aimez vos ennemis

C’est ainsi que cet appel à la résistance au mal avec les armes du bien trouve son expression ultime dans cet impératif radical : « Aimez vos ennemis et prier pour ceux qui vous persécutent. » (Mt 5,43-45) Si cet impératif est formulé au pluriel, contrairement aux impératifs concernant l’amour du prochain et la résistance au mal – il n’est pas dit « aime tes ennemis » – ce n’est pas anodin. C’est que cet « amour » (agapè) est indissociable d’une communauté engagée à vaincre le mal par le bien, qui voit dans l’amour à la fois une force et un don. L’amour attendu n’est pas de l’ordre de l’affection ni de l’estime qu’il faudrait ressentir pour ses ennemis, mais de l’ordre de la responsabilité et du don de Dieu. Il est possible grâce à Dieu, qui est Amour et parce qu’habités par son souffle qui nous en donne la possibilité en Jésus – révélation de l’amour de Dieu – qui n’a pas craint de donner sa vie par amour. Or, ce don s’accompagne d’une responsabilité à l’égard du monde. C’est le prix de la grâce : « Aimer veut dire laisser transformer son existence entière par Dieu », dit le théologien Bonhoeffer, dans son Éthique. C’est un amour qui embrasse l’être en son entier, à la fois lumière et ténèbres, incluant nos ennemis – qui sont aussi aimés de Dieu, lui « qui fait lever le soleil pour les bons comme pour les méchants ». En reconnaissant cela, nous témoignons que nous sommes « enfants du Père céleste » (Mt 5,45).

Martin Luther King, qui a si bien compris l’esprit de non-violence présent dans l’Évangile, exprime parfaitement ce que cet amour des ennemis implique :

« À nos adversaires les plus farouches nous disons : À votre capacité d’infliger la souffrance nous opposerons notre capacité d’endurer la souffrance. À votre force physique nous répondrons par la force de nos âmes. Faites nous ce que vous voulez et nous continuerons à vous aimer. Nous ne pouvons, en toute bonne conscience, obéir à vos lois injustes, car la non-coopération avec le mal est autant que la coopération avec le bien une obligation morale. Jetez-nous en prison et nous vous aimerons encore. Envoyez à minuit dans nos communautés vos cagoulards perpétrer la violence et nous laisser à demi-mort et nous vous aimerons encore. Mais soyez assurés que nous vous conduirons à l’épuisement par notre capacité de souffrir. Un jour nous gagnerons la liberté, mais pas pour nous seuls. Nous lancerons à vos cœurs et à vos consciences un tel appel que nous vous aurons gagnés en chemin et que notre victoire sera une double victoire. » (La force d’aimer, 2013, p. 84).

Chercheur associé au Centre justice et foi, Jean-Claude Ravet a été rédacteur en chef de la revue Relations de 2005 à 2019.

[1] Étienne Chomé, Non-violence et tradition, Bruxelles, Lumen Vitae, 2008.
[2] Voir « Sur le chemin de la non-violence évangélique » et « La non-violence subversive de Jésus ».

Hammourabi

Justice sociale

Les textes proposés provoquent et nous font réfléchir sur des enjeux sociaux à la lumière des Écritures. La chronique a été alimentée par Claude Lacaille pendant plusieurs années. Depuis 2017, les textes sont signés par une équipe de collaborateurs.