La colère d’Élihu. William Blake, 1805.
Plume et encre noire, lavis gris et aquarelle, sur traces de mine de plomb. The Morgan Library, New York (Wikipédia).
7. Élihu l’impertinent!
Hervé Tremblay | 23 septembre 2024
Connaître le livre de Job est une série d’articles où Hervé Tremblay nous introduit à un genre littéraire singulier et à une œuvre qui se démarque dans la grande bibliothèque qu’est la Bible.
Entre la dernière apologie de Job (Jb 29–31), que nous avons commentée dans le dernier article, et les discours de Dieu qui, sans doute, la suivaient immédiatement dans une première version du livre de Job (Jb 38–42), des éditeurs ont jugé bon (voire nécessaire) d’ajouter une longue section, les discours d’Élihu (Jb 32–37). Afin de bien situer cette partie, rappelons le plan du livre :
- Prologue en prose (Jb 1–2)
- Trois cycles de dialogues en vers entre Job et ses trois amis (3–31)
- Discours en vers d’Élihu (32–37)
- Discours en vers de Dieu (38,1–42,6)
- Épilogue en prose (42,7-17)
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Addition ou non?
Plus que pour toute autre partie du livre de Job, il y a de sérieuses raisons de douter de l’authenticité des discours d’Élihu :
- Le personnage entre en scène subitement et arrive « comme un cheveu sur la soupe », sans avoir été annoncé ni préparé (alors que les amis avaient été annoncés; cf. Jb 2,11-13).
- Les discours d’Élihu ne comportent pas de conclusion et sont brusquement interrompus par les discours de Dieu qui n’en tiennent aucun compte. Quand il règlera ses comptes avec les personnages à la toute fin, Dieu ne le mentionnera même pas (Jb 42,7-9).
- Même si ça ne prouve rien en soi, on peut s’amuser à passer directement de la dernière apologie de Job aux discours de Dieu (du chapitre 31 au chapitre 38). On se rendra compte que le lien entre ces parties est, sinon évident du moins naturel. On peut même dire qu’un certain effet dramatique (le « punch ») est gâché par l’insertion des longs discours d’Élihu.
- Contrairement aux dialogues entre Job et ses amis, les discours d’Élihu sont de longs monologues que tout le monde semble écouter bouche bée! Il cherche plus à triompher qu’à argumenter.
- Élihu s’adresse directement à Job, alors qu’auparavant, son nom n’était mentionné que par le narrateur ou au début des discours (cf. Jb 32,12.14 ; 33,1.31 ; 34,5.7.35 ; 35,16 ; 37,14).
- Élihu répète ce qu’ont dit Job et les trois amis, ce qui laisse supposer une première version déjà disponible dans laquelle l’éditeur a puisé.
- Le vocabulaire et le style de ses discours sont différents et les aramaïsmes sont plus fréquents. Le contenu des discours d’Élihu est aussi différent (c’est là le but même de l’insertion!). Nous en parlerons plus loin.
- Pour toutes ces raisons, la grande majorité des spécialistes croit que les discours d’Élihu sont une addition tardive.
Pourquoi cette longue addition?
Il faut se rappeler d’abord un principe essentiel du monde ancien. Avant que le texte biblique ne devienne intouchable, les anciens le corrigeaient, l’actualisaient ou l’adaptaient constamment. Ce que nous faisons aujourd’hui dans une homélie ou dans la lectio divina, c’est-à-dire actualiser le texte biblique et le faire sien, les anciens le faisaient dans le texte. Si, pour nous, le caractère sacré d’un texte exige qu’on ne le touche pas, pour les anciens, ce caractère sacré exigeait son adaptation et son actualisation ; autrement, ce n’est qu’un texte du passé qui ne nous concerne pas vraiment. Habituellement, il s’agissait de quelques mots ou de quelques phrases, mais pas toujours. Nous, aujourd’hui, nous éliminerions le texte à corriger pour le remplacer par le nouveau texte. Pas les anciens. Ils n’éliminaient jamais un texte. Au besoin, ils ajoutaient un autre texte. Pour nous, cela crée de la confusion et rend l’interprétation plus difficile, mais il semble bien que, pour eux, le texte le plus récent constitue le principal élément de l’interprétation.
Pourquoi donc avoir ajouté toute une partie au livre de Job? On pense généralement au scandale causé par le livre chez les pieux rabbins ou dans certains milieux plus traditionnels ou conservateurs. Comment? Job se permet non seulement d’accuser Dieu mais de l’insulter et de le défier! Et rien ne lui arrive! Cela a été jugé insupportable pour certains types de croyants. L’audace, voire l’impiété de Job, devait être corrigée. Comme les amis n’avaient pas pu répondre à Job (Élihu le leur remettra sur le nez en 32,7-16), les éditeurs subséquents ont senti qu’il fallait remettre les choses en place ou corriger le livre de Job. Si le dialogue entre Job et ses amis les avait laissés insatisfaits, voire choqués, il fallait replacer les choses et les satisfaire. Comme on ne détruisait jamais un texte mais qu’on ajoutait, l’insertion d’une section entière restait la meilleure solution.
Qui est Élihu?
En net contraste avec les amis, la longue présentation d’Élihu (répétée deux fois 32,2 et 32,6) est aussi un élément suspect. Élihu est présenté avec l’indication de sa famille et de son clan.
- Il y a quatre autres Élihu dans la Bible hébraïque [1], surtout dans des généalogies ou des listes. Aucun n’est particulièrement connu.
- Même si l’étymologie d’un nom ne dit pas grand-chose sur quelqu’un, le nom Élihu signifie « Il est mon Dieu ».
- Il est présenté comme fils de Barakéel le Buzite du clan de Ram. S’il n’y a pas d’autres Barakéel, le nom est proche de Béraka et vient de la même racine signifiant « bénir ».
- On en sait un peu plus sur les Buzites. Il s’agit d’une tribu arabe du nord-ouest de l’Arabie (cf. Jr 25,23) qui remonterait à Buz, l’un des douze fils de Nahor, frère d’Abraham, né de sa femme Milka (cf. Gn 22,21). On reste donc dans les mêmes régions que les amis de Job. On peut même se demander si Uç, le frère aîné de Buz en Gn 22,21, a un rapport avec la patrie de Job (cf. Jb 1,1).
- Quant au clan de Ram, il se rattacherait à Ram fils de Herçon, petit-fils de Pérèç, descendant de Juda (cf. 1 Ch 2,9-10).
Il n’est pas clair pourquoi Élihu est si longuement présenté. Est-ce pour lui donner plus de crédibilité ou de pertinence? Le texte ne dit pas grand-chose sur lui sinon qu’il est jeune (32,6-7). Sans doute pour se donner plus de pertinence, Élihu affirme ni plus ni moins qu’il était présent dès le début et qu’il a assisté à tout le débat entre Job et ses amis.
Ce que dit Élihu
Essentiellement, Élihu donne tort à tout le monde et donne raison à Dieu.
- Il donne tort à Job d’avoir accusé Dieu et de l’avoir tenu responsable ;
- Il donne tort aux amis de n’avoir pas su réfuter Job ;
- Il donne raison à Dieu qui dépasse infiniment les humains.
Ses discours sont composés à partir des dialogues existants et citent souvent Job avant de le réfuter par de nouveaux arguments. Ce jeu de citations et de réponses rattache les propos d’Élihu aux cycles de dialogue. Il ne s’agit pas ici de donner les références exactes des citations d’Élihu. On consultera des commentaires ou les marges des traductions bibliques les plus connues.
Ces chapitres se présentent ainsi :
- 32,1-6a : Présentation d’Élihu.
- 32,6b-22 : Préambule adressé à tout le monde (2e pers. pl.) : Élihu doit parler.
- 33 : À Job (2e pers. sing.). Reproches à Job. Dieu dépasse l’humain.
- 34 : Aux sages (les trois amis? 2e pers. pl.). Reproches à Job, principe de rétribution, gouvernement divin.
- 35 : À Job (2e pers. sing.). Dieu n’est pas touché par le mal et n’écoute pas les méchants.
- 36,1–37,13 : Hymne au Dieu de l’univers ; l’action de Dieu pour les justes et les impies ; la puissance dans la création.
- 37,14-24 : Transition vers les discours de Dieu avec des thèmes cosmologiques ; annonce d’une manifestation de lumière.
Présentation (32,1-6a)
La longue présentation d’Élihu ainsi que son premier discours insiste beaucoup sur une chose : Élihu est fâché, très fâché ; le texte le dit quatre fois dans les cinq premiers versets!- Élihu est fâché contre Job « parce que celui-ci se prétendait plus juste que Dieu / avoir raison contre Dieu » (v. 2);
- Élihu est fâché « aussi contre ses trois amis parce qu’ils n’avaient plus trouvé de réponse et avaient ainsi reconnu Dieu [2] coupable » (v. 3).
Préambule (32,6b-22)
Ce long préambule reprend les éléments de la présentation en les développant. Entre la présentation et le préambule, il pourrait y avoir une relation semblable à celle entre le prologue du livre (Jb 1–2) et les parties en poésie.
- Bien que jeune encore, déçu par les manques de ses anciens, Élihu se dit plus sage qu’eux. Élihu se montre ici un peu prétentieux, mais, à sa décharge, c’est la seule façon pour lui de prétendre avoir droit à la parole devant trois anciens. Essentiellement ce que dit Élihu, c’est qu’un jeunot avec du bon sens vaut mieux que des vieillards sans sagesse!
- Frustré et déçu, Élihu va jusqu’à affirmer qu’il n’a pas le choix et qu’il doit parler. L’image utilisée est celle du vin qui fermente dans une outre et qui, éventuellement, la fera éclater. Élihu parle du trop-plein de son ventre qui doit être évacué avec force. Nous penserions plutôt aujourd’hui à de la pression qui doit être absolument relâchée. « Il faut que ça sorte! »
- Le chapitre 32 est donc entièrement une introduction ou, dans le langage de la rhétorique, un exorde qui prépare le discours central.
Le premier discours d’Élihu : reproches à Job (Jb 33)
- Après un autre préambule (v. 1-7), Élihu s’adresse enfin à Job et le discours est à la deuxième personne du singulier.
- Élihu rappelle assez exactement les paroles de Job et il s’en sert pour lui faire des reproches (v. 8-13).
- Le reste du chapitre présente une pédagogie divine (v. 14-28).
- Aux versets 17-19, Élihu aborde la valeur éducatrice de la souffrance.
- Élihu affirme aussi que le fidèle, pour comprendre le projet de Dieu, a besoin de quelqu’un qui l’instruise. Il parle d’un « messager » (parfois compris comme un « ange »), puis d’un « interprète » (33,23). De qui s’agit-t-il? Ce n’est pas clair. On a pensé mettre ce messager / ange en relation avec le satan du prologue (cf. 1,6; 2,2) ou plutôt avec l’arbitre (9,33), le témoin (16,19), le vengeur de sang / rédempteur (19,25) dont Job a parlé précédemment. Mais il faut avouer que ce n’est pas très clair.
- Le chapitre se termine par une autre invitation à écouter (v. 29-33).
Le deuxième discours d’Élihu : l’erreur de Job (Jb 34)
- À la troisième personne du singulier. Élihu s’adresse « aux sages » qui sont peut-être les amis de Job (34,2-4).
- Élihu continue les reproches à Job (v. 5-9) et impose le principe de rétribution (v. 11).
- Élihu réfute ensuite les accusations de Job contre Dieu en parlant d’abord de la justice divine (v. 10-17).
- Puis il parle de la pédagogie divine dans son gouvernement, lui qui voit et sait tout (v. 18-30).
- Conclusion : Job doit reconnaître ses torts et demander pardon à Dieu (v. 31-37)
Le troisième discours d’Élihu : la transcendance et la providence (Jb 35)
- Élihu se remet à parler à Job à la 2e personne du singulier.
- Élihu parle de la grandeur de Dieu, grandeur telle qu’il n’est pas touché par les péchés des humains (v. 2-8).
- Ensuite, Élihu cherche à répondre à cette question préoccupante : Pourquoi le cri des malheureux reste-t-il sans réponse? (v. 9-13). C’est que Dieu n’écoute pas l’orgueilleux (v. 12-13) et ne tient aucun compte des pécheurs (v. 15).
- En conclusion, Élihu invite à mettre sa confiance en Dieu (v. 14-16).
Le quatrième discours d’Élihu : Dieu éducateur et Dieu de l’univers (36,1–37,13)
- Dans ce discours, aussi à la 2e personne du singulier, Élihu présente les œuvres de Dieu dans la nature et chez l’humain. Il fait d’abord l’éloge de sa manière d’agir envers les humains et s’étend ensuite longuement sur la façon merveilleuse dont il dirige toutes choses dans le ciel et sur la terre.
- Dieu s’occupe de sa créature. Quoique tout-puissant, il ne la méprise pas. Le croyant (appelé ici le « juste ») est l’objet de soins particuliers.
- Mais Dieu n’agit pas pour autant de façon capricieuse, comme Job l’a laissé entendre. Sa discipline a un but précis : montrer aux siens ce qu’ils ont fait, ouvrir leur cœur à ses appels et les convertir ou les ramener à lui.
- Puis il évoque l’orage, ce qui l’amène à poser des questions à Job sur ces phénomènes naturels qui paraissent si simples et si habituels. Si Job est incapable de répondre à ces questions, comment alors prétendrait-il entrer en discussion avec Dieu sur des sujets mystérieux qui le dépassent? Au lieu de juger Dieu ou, pire le condamner, comme Job a fait, il faut le craindre et l’adorer.
- A-t-on en 37,14-24 une transition vers la théophanie qui va suivre? Élihu semble y anticiper les discours de Dieu, ce qui expliquerait peut-être la fin abrupte de ses discours.
Élihu est un petit impertinent, cela ne fait pas de doute, mais ce n’est pas pour cela que tout ce qu’il dit manque d’intérêt. Soulignons deux points :
- Comme Job et ses amis, Élihu ne peut pas sortir du principe de rétribution et il maintient le lien entre péché et souffrance. En partant, Élihu suppose donc le péché ou la responsabilité de Job. Mais il évoque la valeur éducatrice de la souffrance, en ce sens que la souffrance méritée peut produire quelque chose de bon dont il faut savoir profiter. La souffrance permet d’expier ses péchés et d’en prévenir d’autres en abaissant l’orgueil. Sa vision de la pédagogie divine est son apport le plus intéressant et le plus personnel, mais il faut ajouter du même souffle que cet enseignement est assez marginal dans l’Ancien Testament. On ne peut guère le rapprocher que d’Isaïe 53, le célèbre chant du serviteur souffrant.
- Le sens de la transcendance de Dieu chez Élihu est aussi remarquable, ainsi que sa vision de sa providence dans la vie humaine (34,18-20 ; 35,5-16) et dans l’univers (36,24–37,13).
Conclusion
Si tous les spécialistes sont certains que les discours d’Élihu sont une addition, il faut admettre qu’elle n’est pas mal faite du tout et qu’elle ne s’insère pas trop mal dans son contexte. On constate que le(s) auteur(s) de l’insertion ont bien lu les chapitres précédents et suivants et ont su malgré tout minimiser les différences et établir des liens pertinents, surtout une transition vers les discours de Dieu.
Il faut se garder d’être trop dur envers Élihu. Addition pieuse? Sans doute. Mais ce n’est pas pour cette raison que la section n’a pas une certaine pertinence ou une profondeur théologique.
Hervé Tremblay est professeur au Collège universitaire dominicain (Ottawa).
[1] Un ancêtre de Samuel (1 S 1,1); chef Manassite rallié à David (1 Ch 12,21); un portier, fils de Shemaya (1 Ch 26,7); un frère de David (1 Ch 27,18).
[2]
Comme en 1,11; 2,5.9 où « maudire » a été remplacé par « bénir » puisqu’on ne concevait pas que Dieu puisse être maudit, on a ici une autre correction théologique. Dans ce cas-ci, comme on ne peut pas « reconnaître Dieu coupable », le texte porte « Job », ce qui n’a aucun sens.