Rachel et Léa. Women of the Bible (photo © Dikla Laor).
Deux sœurs face au monstre aux yeux verts : Léa (1/2)
Anne-Marie Chapleau | 2 septembre 2024
Lire : Genèse 29–30 (voir aussi Gn 31 et Gn 33)
La Bible, et en particulier son livre inaugural, Genèse, met en scène avec insistance le thème de la rivalité fraternelle. Il faudra plusieurs récits mettant en scène de telles rivalités pour trouver, avec l’histoire de Joseph (Gn 37-50), une voie vers un apaisement des relations fraternelles. Entretemps, chaque récit éclaire quelques soubassements des dynamiques perverses de la jalousie [1].
La rivalité se décline aussi au féminin, comme l’illustre l’histoire des sœurs Léa et Rachel. Le fait qu’elles épousent toutes deux leur cousin Jacob pose d’emblée les conditions idéales pour que soient perturbées leurs relations sororales, ce qui ne manque pas d’arriver. La présente chronique s’attachera surtout aux pas de Léa et la suivante surtout à ceux de Rachel, ce qui permettra de constater que le « monstre aux yeux verts » de la jalousie a plus d’un tour dans son sac !
Léa la mal-aimée
Selon la tradition qu’il évoque lui-même (Gn 29,26), Laban n’avait pas le choix : il devait marier en premier sa fille aînée, Léa. Mais voilà ! Ce n’était pas elle qu’aimait Jacob, le neveu de Laban. Son cœur s’était enflammé pour Rachel, sa sœur cadette, dès leur première rencontre au bord d’un puits. Il avait offert à Laban de le servir durant sept ans pour pouvoir l’épouser. Mais au moment de remettre sa fille à son nouvel époux, au soir de leurs noces, c’est Léa que Laban conduit à son gendre. Sans rien dire, sans rien dévoiler, la jeune femme se fait la complice muette de son père en allant docilement dans le lit de Jacob. Découvrant le subterfuge au lever du jour, Jacob va demander des comptes à son beau-père qui s’empresse de lui offrir aussi Rachel, moyennant sept autres années de service (Gn 29,16-28). Léa doit donc rapidement partager son mari avec sa sœur. Elle comprend vite que ses « yeux doux » ne font pas le poids devant la si « belle tournure » et le si « beau visage » de sa sœur (Gn 29,17). Elle est et sera toujours l’épouse mal-aimée de son époux. Comment s’en accommode-t-elle ?
Léa, celle que le Seigneur regarde et entend
Mais cette intrigue conjugale ne se déroule pas en huis clos. Un Tiers divin en est un acteur essentiel — sa présence dans le récit vient le rappeler à toute vie humaine qui semble s’engluer dans les méandres de sa propre histoire. Le Seigneur, voyant que Léa n’est pas aimée, la rend féconde (29,31). Pas juste une fois, mais bien quatre ! En effet, Léa donne quatre fils à son mari. Mystérieusement, Léa perçoit cette intervention céleste et note bien les dons du Seigneur. Mais, car il y a un mais, ce n’est pas là-dessus qu’elle semble se concentrer. À au moins trois reprises, elle formule le souhait que cela ait pour effet que son mari s’attache à elle. Mais cela n’advient pas. Normalement, selon la mentalité de sa culture, son statut d’épouse et de mère devrait la combler, puisqu’elle réalise ainsi sa double vocation de femme. Mais à quoi bon, si cela ne lui taille pas une place dans le cœur de Jacob ?
La jalousie de Rachel
Remarquons que, jusqu’ici du moins, jamais Léa n’a manifesté directement de ressentiment ou de jalousie envers sa sœur Rachel qui brille par ailleurs par son absence dans ses propos. Mais l’inverse n’est pas vrai et la suite du texte témoigne clairement de la jalousie de Rachel envers son aînée. Nous y reviendrons dans la prochaine chronique. Contentons-nous pour l’instant de dire que Rachel est prête à tout pour devenir mère comme sa sœur, y compris donner sa servante à son mari pour qu’elle la fasse mère par procuration.
Le chat sort du sac
Son sein s’étant tari, Léa donne à son tour sa servante à son mari, mais sans rien dire sur ses sentiments. On peut tout de même se demander si Léa n’imite pas ici Rachel. Zilpa devient coup sur coup enceinte de deux fils. C’est alors que Ruben, le fils aîné de Léa, rapporte à sa mère des mandragores, des fruits ayant la réputation d’être aphrodisiaques (Gn 30,14). Ils suscitent vite la convoitise de Rachel qui est prête à tout pour les obtenir. Pour la première fois dans le texte, elle adresse la parole à sa sœur, qui lui répond. C’est là que nous apprenons enfin ce qui habite le cœur de Léa : « N’est-ce donc pas assez que tu m’aies pris mon mari, pour que tu prennes aussi les pommes d’amour de mon fils » ? Aux yeux de Léa, sa sœur est donc une voleuse de mari prompte à saisir toute occasion de la dépouiller encore plus. Elle accepte néanmoins le marché proposé par sa sœur : les mandragores contre une nuit avec Jacob.
Toujours le même refrain
Léa conçoit ainsi un cinquième, puis un sixième fils et exprime à nouveau son désir devenu obsessionnel : « cette fois mon mari m’honorera » (Gn 30,20). Mais cela semble demeurer sans effet.
Les méfaits du monstre aux yeux verts
L’histoire de Léa n’est pas terminée. Nous lui ajouterons une conclusion dans la prochaine chronique. Cependant, nous pouvons déjà pointer certains méfaits signés par le monstre aux yeux verts. Tout d’abord, il abîme gravement la relation de Léa à sa sœur Rachel. Puis, il altère le rapport de Léa à la réalité. Rachel n’a pas volé son mari ; c’est plutôt son père Laban qui, avec sa propre complicité, a trompé Jacob. Léa s’est ainsi introduite de force dans une histoire d’amour déjà enclenchée. Enfin, son obsession à vouloir se faire aimer de Jacob, c’est-à-dire selon la perspective biblique, à se faire préférer à sa sœur, la fait instrumentaliser, voire chosifier ses propres enfants. Oh certes, elle les a reconnus comme dons offerts par le Seigneur. Mais au lieu de les considérer pour eux-mêmes, elle les a réduits en moyens pour gagner des points dans le cœur de Jacob. En altérant ainsi sa relation avec ses enfants, elle s’est quelque peu déportée à côté d’elle-même.
La jalousie, d’une manière ou l’autre, fait toujours des humains qui s’y laissent piéger, des errants dans leur propre monde relationnel [2].
Anne-Marie Chapleau, bibliste et formatrice au diocèse de Chicoutimi.
[1] Le titre de ce texte s’inspire des propos de William Shakespeare : « Oh attention, monseigneur, à la jalousie ; c’est le monstre aux yeux verts qui tourmente la proie dont il se nourrit » (Othello).
[2]
Voir l’histoire de Caïn, et en particulier Gn 4,10-12.